Critique cinématographique: « Le jeune Karl Marx » de Raoul Peck

Par Maximilien Temin

« Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses « supérieurs naturels », elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste », écrivent Marx et Engels en 1848 dans le Manifeste du Parti communiste. Si le nom de Karl Marx est un nom qui raisonne dans nos oreilles comme étant celui du théoricien du communisme, le personnage de Marx est un personnage assez inconnu du grand public.

Pourtant, Marx est un penseur qui a été au coeur des débats intellectuels de la première moitié du XIXe siècle. Il est celui qui a théorisé le matérialisme historique et le socialisme scientifique, en cherchant à dépassant les idoles révolutionnaires de l’époque, Pierre-Joseph Proudhon en tête — en répondant Misère de la philosophie à sa Philosophie de la misère, notamment. Ainsi, le film Le Jeune Marx, réalisation franco-germano-belge datée de 2016 et sortie il y a deux mois dans les salles françaises, se propose de retracer le parcours du jeune Marx, les quatre années qui ont précédé la rédaction du Manifeste, de 1844 à 1848.

Un périple bohème

En 1844, Marx vit à Paris avec sa compagne Jenny von Westphalen et leur enfant. Il vit la vie de bohème, gagnant sa vie en publiant de temps en temps un article dans des journaux d’opinion. Il passe le plus clair de son temps aux côtés de sa femme, ou à assister aux colloques des révolutionnaires de l’époque. Le plus prisé en Europe, et a fortiori en France, c’est le libertaire Pierre-Joseph Proudhon. Promoteur de la « fin de l’exploitation », considérant que « la propriété privée, c’est du vol », Proudhon propose un modèle de société radicalement nouveau. Dès les premières minutes du film, Marx lui porte publiquement la contradiction : « De quelle propriété parlez-vous ? », « Vous ne faites que des abstractions ».

C’est en effet ce qui différencie le jeune Karl de tous les penseurs de son époque : il n’est pas un idéaliste. Cela ne veut pas dire que Marx ne porte pas un idéal social. Cependant, il a un instinct qui ne le lâchera jamais : le monde se transforme par la matière, pas par les grandes idées.

Cet instinct matérialiste, Karl se le fait rapidement confirmer par sa rencontre avec le fils d’industriel anglais Friedrich Engels. Engels est un jeune homme issu de la nouvelle bourgeoisie industrielle britannique, destiné à reprendre les rênes de l’exploitation de son père. Se pose toutefois à lui un dilemme moral assez typique de la jeunesse bourgeoise : comment faire coïncider sa vision morale du monde avec la misère ouvrière qui débouche de la révolution industrielle — « révolution industrielle » étant une expression utilisée pour la première fois par Engels lui- même.

Partageant ses constats avec Marx et se liant rapidement d’amitié avec lui, le film déroule la façon dont les deux protagonistes concilient vie privée et vie intellectuelle et militante. Renversant littéralement le schéma révolutionnaire omniprésent à l’époque, qui parle de grand soir sans rien proposer par la suite, qui parle sans arrêt de « fraternité » entre tous les êtres humains, Karl et Friedrich parlent de « lutte des classes », de rapports de force et de « lutte prolétarienne ».

Le Jeune Marx : quel intérêt ?

La première question qui se pose quand on lit le synopsis, ou lorsque l’on regarde seulement le titre du film, c’est : pourquoi ? Pourquoi un film sur la jeunesse de Karl Marx ? Il est devenu monnaie courante de parler de la jeunesse des grands hommes d’État, des révolutionnaires et des dictateurs. Mais la jeunesse d’un philosophe, qui peut-elle intéresser ? Pas grand monde. Et c’est aussi pour ça que ce n’est pas vraiment le propos du film.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, Le Jeune Marx prend essentiellement la jeunesse de K. Marx comme prétexte pour contextualiser sa pensée. Marx et Engels voyageant partout en Europe au cours du film, de Paris à Bruxelles en passant par Londres. Leur périple nous laisse percevoir la complexité de la question sociale naissant à cette époque. C’est un véritable portrait des classes sociales, dans toute l’Europe, que le film nous dépeint. La richesse du film repose en outre sur ses dialogues, à chaque fois dans des langues différentes selon le pays dans lequel les personnages se trouvent. L’atmosphère du XIXe siècle est bien reflétée, de même que le cosmopolitisme émergent à l’époque. Cosmopolitisme bourgeois, essentiellement, que Marx et Engels tentent de faire prolétarien.

Du reste, les vies de Karl et Friedrich sont plutôt banales pour des vies de bohème. Engels vit une vie de rentier tandis que la vie familiale de Karl est étrangement normale. Osons le mot : petite bourgeoise. Une des premières scènes du film est ainsi une scène d’amour entre Marx et sa compagne, dans un appartement en plein Paris.

Finalement, cet aspect-là du film n’a que peu d’intérêt. En revanche, pour ceux qui s’intéressent au XIXe siècle, aux transformations sociales, économiques et politiques déclenchées par la première révolution industrielle, ce film ne peut que parler.

Marx : un vieux con ?

Aux marxistes de la première heure, j’aimerais poser une question : pensez-vous que la pensée d’un personnage sur lequel une grosse production fait un film pour parler de sa jeunesse soit encore si révolutionnaire que ça ? En tout cas, si dangereuse qu’elle avait pu l’être auparavant ? On le voit tout au cours du film : la pensée de Marx est une pensée qui est combattue activement par les États européens. Chassé du royaume de France vers la moitié du film suite à une publication dissidente, il est contraint de s’exiler sous les vingt-quatre heures, ce qu’il fait en partant à Bruxelles. Une vraie lutte à mort entre les puissants et la pensée de Marx.

Mais aujourd’hui, c’est sur sa jeunesse que l’on réalise un film, pour montrer à quel point Marx, il était normal, cool, il aimait sa femme et ses enfants, il pouvait s’émouvoir et avoir des amis, comment il pouvait se bourrer la gueule avec son poto Friedrich — c’est vers la moitié du film, et à peu près tous les étudiants se reconnaîtront. Comment il était trop stylé, quoi. Mais cela n’est-il pas la preuve que Marx n’est plus dangereux ? En fait, que sa pensée a été dépassée, et qu’il est désormais une icône comme une autre, c’est-à-dire, en fait, une icône bourgeoise, utilisable à foison par le marché pour représenter la vie à telle ou telle époque — ici, la période de la première révolution industrielle ?

Si Le Jeune Marx est indéniablement un bon film, correctement réalisé et empreint d’un véritable esprit d’époque, il pousse à s’interroger sur la façon dont, presque trente ans après la chute du Mur, la pensée marxiste est considérée. Presque comme un fossile, guère plus dangereuse pour les bourgeoisies occidentales, qui manient l’image de Marx à leur guise. Si l’on raisonne en termes marxistes, on peut dire que la lutte des classes est bel et bien terminée, et qu’elle a été gagnée. Je vous laisse deviner par qui.

(c) Photo de couverture: Daily Sabah