Aux murs de droite et de gauche, vers le fond, deux petites fenêtres haut perchées, rideaux fermés.
Au centre, recouvert d’un vieux drap, assis dans un fauteuil à roulettes, Hamm.
Immobile à côté du fauteuil, Clov le regarde. Teint très rouge.
Clov. (regard fixe, voix blanche). — Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir.»
Le sens des pièces de théâtre change avec le passage du temps. Il est toujours possible de voir les pièces du passé sous un nouveau jour et de les imaginer à nouveau sur scène. Et quelquefois ce n’est même pas le metteur en scène qui altère le sens d’une pièce, mais la vie, l’histoire.
C’est le cas de Fin de partie de Samuel Beckett, créée en 1957 et mise en scène par The Old Vic à Londres en janvier 2020. C’était la dernière pièce que le théâtre prestigieux a mis en scène avant de fermer ses portes en mars à cause de la pandémie. Avec Alan Cumming et Daniel Radcliffe dans les rôles principaux, Fin de partie est l’histoire dystopique de Hamm, un vieillard invalide aveugle, et Clov, son valet et fils adoptif. La pièce montre une journée dans la vie des deux hommes qui semblent habiter dans un monde post-apocalyptique. Ils ne sortent pas de la maison, il semble qu’ils ne peuvent pas le faire, ils voient le monde extérieur à travers deux fenêtres. Et Hamm et Clov attendent : ils attendent la fin. La situation rappelle notre situation en 2020 : nous sommes enfermés dans nos maisons ou appartements, tous les jours semblent pareils, c’est une répétition éternelle, et on attend tous la fin, la fin du confinement et la fin de la pandémie.
Pour passer le temps, Hamm pose toujours les mêmes questions car «les vieilles questions, les vieilles réponses, y’a que ça!». Même s’il répète souvent que «ça avance !», et en fait «rien ne bouge ». La lassitude des deux personnages est apparente du début jusqu’à la fin.
Clov. — Si! (Un temps.) De quoi?
C’est une conversation que chacun de nous pourrait avoir à présent. Nous sommes tous coincés dans les mêmes conversations banales car nous faisons la même chose tous les jours. Nous ne pouvons pas voir nos amis et nos familles, nous ne pouvons pas sortir, aller au cinéma, au théâtre, manger dans un restaurant où boire un verre avec des potes. Et même si c’est une nécessité pour la santé et la sécurité de nous-mêmes et d’autrui, on en a eu assez.

Quand Clov regarde le monde par les deux fenêtres de la chambre et rêve de partir et laisser Hamm, il ne le fait pas parce que le monde post-apocalyptique à l’extérieur est inhabitable. Une fois, il voit un enfant par une des fenêtres et il sait qu’il va certainement mourir. De nos jours, le monde post-apocalyptique de Beckett est devenu une réalité. Nos maisons sont notre refuge, et l’extérieur est dangereux, c’est la mort quasi certaine, au moins pour les personnes fragiles.
«Vous êtes sur terre, c’est sans remède!»
La phrase clé de la pièce, même si pessimiste, semble avoir un accent de vérité peut-être plus que jamais. Nos remèdes habituels sont nos amis et nos loisirs, toutes les petites choses qui rendent la vie plus supportable, et maintenant nous les avons perdus. La plupart, en tout cas. D’ailleurs, même le coronavirus est sans remède pour l’instant.
Beckett a écrit son œuvre absurde après la Seconde Guerre mondiale quand l’anxiété et l’incertitude régnaient et que les Européens se mettaient à remettre en question leurs croyances, à se demander quel serait le sens réel de leur existence et si tout ça valait la peine. Je pense que maintenant, pour d’autres raisons, on réfléchit sur les mêmes questions car nous avons plus de temps pour réfléchir et nous voyons peut-être notre vie sous un nouveau jour. Le monde de Fin de partie est un monde lugubre et sans espoir, cependant il est important qu’on se souvienne qu’il est une dystopie, donc il n’est pas du tout comme notre réalité. Pendant que le monde de Clov et Hamm est un monde gris où ils sont les seuls survivants, notre monde est encore plein de vie et riche en couleurs. Hamm et Clov ne peuvent pas s’approcher physiquement ou créer un lien émotionnel, tous les deux sont détachés, et Clov rêve de quitter son père adoptif qui l’a fait souffrir. Mais le monde qu’on habite n’est pas le monde vide et stérile de la pièce, on a de vrais rapports humains et de l’amour, donc même si on est sans remède, il y a toujours de l’espoir et la promesse d’un avenir plus heureux.
Même si vous êtes familier avec l’œuvre de Beckett, je vous recommande d’aller voir Fin de partie quand ce sera possible car à mon avis la pièce a obtenu un nouveau sens pendant les confinements de 2020.
Anna Palyi
Photo Couverture : https://www.oldvictheatre.com/whats-on/2020/endgame#event-media-gallery