Chaos en Géorgie : les dynamiques du Maidan au cœur du Caucase

Le projet de loi sur les agents étrangers en Géorgie suscite une vive controverse parmi les forces pro-occidentales, qu’y voit un double la loi russe repressive et autoritaire portant le même nom. Le chaos s’ensuit et des milliers de personnes descendent dans les rues près du parlement. Selon l’ONG Civil Georgia, 134 personnes ont été arrêtées lors des manifestations du 7 au 9 Mars. Pour Lavrov, en revanche, les événements sont « orchestrés de l’extérieur » et « rappellent beaucoup le Maidan de Kiev »

Le projet de loi

La loi proposée (puis retirée le 9 mars) visait à désigner les soi-disant agents étrangers du pays. Toutes les agences et organisations opérants en Géorgie et recevant 20% de financements étrangers auraient dû être officiellement enregistrées comme agents étrangers. Le secteur civil, ainsi que la plupart des médias indépendants et des organisations non gouvernementales, auraient été considérés comme des ennemis potentiels de la nation.

En même temps, la loi aurait entravé la candidature du pays à l’Union européenne et aurait aliéné la communauté occidentale. L’année dernière, le pays du Caucase, coqui partage une frontière avec la Russie, avait exprimé son intention d’adhérer à l’UE, seulement 4 jours après l’appel de Voldymyr Zelensky. En juillet, la réponse est tombée : avant de rejoindre l’UE, le pays du Caucase devait remplir 12 conditions, dont garantir l’indépendance totale et libre des médias. Selon Josep Borrell, haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et vice-président de la Commission européenne, cette loi rendrait impossible le respect de ce dernier point.

De plus, la loi, accusée d’être inspirée par la Russie, aurait empêché l’approfondissement des liens du pays avec l’OTAN, soutenu par 80% de la population. Pour ses partisans (comme pour Poutine en 2012) en revanche, la loi s’inspirait du système judiciaire américain, mais pour les manifestants, tels que l’ancien maire controversé de Tbilissi, Gigi Ugulava, interviewé par Telekanal Dozhd’ (déjà marqué comme agent étranger), la loi aurait étée utilisée contre les institutions pro-occidentales. De même, selon Eka Gigauri, de Transparency International, l’État avait déjà un accès total à toutes les informations concernant le financement des ONG. Par conséquent, la proposition de loi visait principalement à saper les médias indépendants et occidentaux.

Cependant, cette division entre forces pro-russes et anti-russes en Géorgie n’est pas nouvelle. Ses racines remontent au contexte politique et historique géorgien.

Les factions politiques en Géorgie

Le 7 août 2008, le peuple géorgien a connu une tragédie. Les troupes du Premier ministre Poutine ont franchi la frontière et en quelques jours, près de 200 000 personnes se sont retrouvées déplacées dans un pays comptant moins de 4 000 000 d’habitants. Bien que la guerre soit terminée, la Géorgie post-soviétique demeure un cas de conflit gelé, avec deux États de facto souverains sur son territoire : l’Ossétie du Sud-Alanie et l’Abkhazie, soutenus par la Russie mais pas encore formellement annexés, contrairement aux anciennes républiques populaires de Donetsk et Lougansk. Cependant, l’avenir de ce conflit oublié reste inconnu dans le contexte des relations internationales qui sont remises en question.

Selon la commission européenne, 83% des citoyens sont favorables à l’adhésion à l’UE.  Cependant, l’ONG américaine National Democratic Institute estime plutôt que ce chiffre est de 81% pour l’adhésion à l’UE et de 73% pour l’adhésion à l’OTAN. Si ces chiffres sont vraisemblables, la possibilité d’avoir un parlement pro-russe semblerait impossible. Toutefois, selon Freedom House, responsable de l’indice de démocratie, la responsabilité devrait être recherchée parmi les milieux d’oligarques et de milliardaires hérités de la transition post-soviétique géorgienne. En particulier, la politique interne semble être contrôlée par l’homme le plus riche du pays et ancien politicien Bidzina Ivanishvili, qui a bâti sa fortune en Russie et que le Financial Times définit comme un milliardaire reclus qui gère les affaires publiques du pays. Ce businessman, maintenant techniquement retiré de la scène politique, est également le fondateur du parti au pouvoir Rêve Georgien. Pour comprendre ce parti, qui est publiquement neutre sur la question de la guerre en Ukraine, on peut jeter un œil à son parti-fils, Pouvoir du Peuple.

Pour Pouvoir du Peuple, les ONG géorgiennes ne sont rien d’autre que des « agents américains », et la participation économique occidentale dans le pays est un projet nuisible qui prépare la population à l’insubordination révolutionnaire. Les positions anti-occidentales du parti, en outre, ne sont pas contrebalancées par une critique des envahisseurs russes. Bien que relativement petite (la faction politique ne compte que 9 parlementaires sur 150), son idéologie peut être considérée représentative du contexte politique, en tant qu’allié du parti au pouvoir. En effet, selon Irakli Kobakhidze, le leader du Rêve Georgien, les membres de Pouvoir du Peuple sont des « collègues dignes » qui partagent les mêmes idées et il n’y a que des “différences tactiques ».

De plus, durant les dernières années, l’élite politique au pouvoir a tenté de s’approcher de la sphère orthodoxe et conservatrice du pays, sur le modèle russe. En 2016, au terme de sa présidence, l’oligarque Ivanishvili annonçait: « On  a fait des merveilles au cours de ces [dernières] quatre. On se dirigeait vers l’abîme… si vous ne me croyez pas, écoutez le Patriarche ! »

Le politologue géorgien Gia Nodiaia décalré dans un article du 2 mars: « Ivanishvili est en fait pro-russe dans le sens où il a plus de sympathie pour la Russie, sa mentalité est russe, il comprend mieux la Russie, et pour lui l’Occident, les valeurs occidentales, la pensée occidentale sont toutes étrangères et incompréhensibles. En ce sens, il est encore plus que pro-russe – c’est une personne russe ». En revanche, pour le politologue Gia Khukhashvili, « Des initiatives telles que la loi sur les agents étrangers se poursuivront à l’avenir. C’est ce que Dream lui-même voudrait dire, mais ne le fait pas, en essayant de sauver la face devant des partenaires occidentaux ». Il soutient que le Pouvoir du Peuple a déjà annoncé un deuxième projet de loi similaire concernant les médias pour assurer « la prévention de la propagation des mensonges ».

La présidente franco-géorgienne Salomé Zourabichvili s’opposait fermement à ces positions et qualifiait la proposition de loi d’inacceptable et dictée par Moscou. Sur le site officielle du gouvernement, elle a déclaré mettre son veto à la loi malgré la majorité de son propre parti. Sa condamnation des événements a suscité de vifs débats dans les médias pro-russes.

La réponse des pro-Poutine

« Elle parle de liberté et indépendance de Washington » affirme la chaîne youtube DaiFiveTop dans la vidéo « Cauchemar en Géorgie ». Avec ses presque six millions d’abonnés, la chaîne explique que les informations partagées de l’Ouest ont été manipulées pour exaggérer l’opposition afin de simuler un consensus populaire inexistant. Ils ont également soutenu la loi sur les agents étrangers en présentant des exemples de célébrités qui avaient été déclarées « agents étrangers » pour avoir prétendument saboté la Russie, notamment la politologue Ekaterina Schulmann, le rappeur Noize MC et le journaliste Yuru Dud, directeur d’une chaîne youtube qui compte plus de 10 millions d’abonnés. Le message est communiqué de façon directe : si on est sous le payement occidentale, alors on est des agents. Selon ces partisans, être financé par l’Occident ou gagner de l’argent grâce à YouTube était suffisant pour être qualifié d’agent étranger.

Une vision semblable est partagée par le journal du Kremlin Izvestia, fondé en 1917: «les manifestations des provocations planifiées par les agences de renseignement américaines pour changer le gouvernement » écrit le journal le 11 mars. Le 24 février, il a été déclaré sur Moskovski Komsomolets, que des dangereux bio-laboratoires ukrainiens ont été transférés en Géorgie. Une recherche rapide sur internet, toutefois, révèle que l’expert de guerre cité plusieurs fois par les quotidiens russes, a été condamné en Géorgie pour espionnage pro-russe pendant la guerre de 2008. 

La source est néanmoins réputée fiable par Izvestia, qui avait affirmé le 8 mars au peuple russe que « La situation en Géorgie évoluera très probablement vers l’escalade du conflit » en citant le politologue Vladimir Shapovalov. De plus, le journal mentionne que Washington a ouvert une seconde frontière pour obtenir le contrôle de la région. Le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, voit une analogie naturelle avec l’EuroMaidan et considère les manifestations européennes comme une menace pour la Fédération Russe, comme on peut le lire dans un article de l’agence de presse TASS. Lavrov a condamné les menaces américaines d’imposer des sanctions contre le gouvernement géorgien et a également critiqué l’hypocrisie occidentale en soulignant que les manifestants moldaves ont été persécutés tandis que ceux en Géorgie ont été encouragés en raison des préoccupations occidentales. En février, la présidente moldave pro-UE Sandu avait accusé la Russe d’organiser un coup d’état pro-Russe dans le pays. La Moldavie, qui comprend le territoire de facto contrôlé par la Russie en Transnistrie, partage potentiellement des caractéristiques politiques et militaires avec l’Ukraine et la Géorgie en raison de ses relations historiques complexes avec la Russie.

Parallèlement, la position officielle du gouvernement Ukraine est claire : le 8 mars, la page Instagram officielle du gouvernement a exprimé son soutien aux manifestants géorgiens. Bien qu’il faille éviter les mayvaises comparaisons, l’Ukraine et la Géorgie (et même la Moldavie) sont unies par une relation inconfortable avec la Russie. Envisager l’avenir géorgien est un défi, car le pays est fréquemment négligé, mais il constitue un pont ouvert simultanément sur deux frontières : depuis 2017, il bénéficie d’un régime sans visa avec l’UE. En même temps, le pays reste accueillant envers les citoyens russes. Selon le ministère géorgien de l’Intérieur, plus de 220,000 citoyens russes sont arrivés en Géorgie rien qu’en septembre 2022, dont beaucoup pour échapper à la militarisation en Ukraine.

Leonardo Luciano

Photo de couverture: Photo du 8 Mars 2023, New York Times