Négocier avec les terroristes: la nouvelle stratégie de sécurité en Afrique de l’Ouest

La règle d’or de la guerre contre le terrorisme des deux dernières décennies est : « nous ne négocions pas avec les terroristes ». Au Burkina Faso et au Mali, pourtant, des « pactes de survie » ont été convenus entre les djihadistes éparpillés et les leaders locaux, qui ne comptent plus sur les dirigeants militaires et leurs alliés de Paris et Washington pour assurer leur sécurité. Face à la violence, la corruption et la famine, les populations court-circuitent les gouvernements et négocient directement avec les terroristes. Les résultats obtenus sont mitigés. Mais comment négocier avec un groupe terroriste ? Et pourquoi de plus en plus d’Africains de l’Ouest essaient ?

En juillet 2021, Hassan Boly a attendu le djihadiste le plus connu du Burkina Faso au milieu du désert du Sahara pendant quatre heures, avant qu’il arrive avec ses gardes. Le djihadiste intimidant, qui tenait une arme, « s’est assis sur le sable et a éteint son portable pour pourvoir écouter ce que les gens disaient ». Selon Boly : « nous avons découvert que les djihadistes ont quelques valeurs morales, comme l’hospitalité et la considération ». Boly, un père de douze enfants, est représentant de sa communauté à Nassoumbou. Les dirigeants locaux sont allés à la rencontre des miliciens pour la première fois en 2018 quand les répercussions des attaques étaient devenues intenables. Cette réunion en juillet dernier, quatre kilomètres hors de Nassoumbou, représentait donc une opportunité qu’ils n’ont pas pu gâcher. Avant l’arrivée de leur chef, les djihadistes ont servi du soda et du yaourt à Boly et ses quatorze collègues. Boly a expliqué que, pendant la réunion, « l’équipe de négociation a supplié les djihadistes de permettre aux gens de retourner cultiver leurs terres ». Contrairement à ce qu’affirment les leaders américains, européens, et africains, le terroriste a accepté un compromis. La ville principale de Nassoumbou (qui accueillait autrefois des milices anti-djihadistes) reste indisponible, mais 70 % des habitants de la commune ont été autorisés à retourner chez eux. Boly croit qu’avec une communication régulière, les terroristes changeront progressivement d’attitude. Malgré la situation au Sahel, il garde espoir pour l’avenir.

L’Afrique de l’Ouest est en proie à l’instabilité et la montée des violences depuis des décennies. La guerre contre le terrorisme a commencé en 2007, lorsque les armées occidentales ont lancé l’opération Enduring Freedom Trans-Sahara pour combattre les groupes djihadistes affiliés à Al-Qaida qui se développaient dans la région. Puis la Libye a implosé en 2011. Le chaos du Printemps Arabe en Libye a entraîné un afflux massif d’armes dans le Sahel ainsi qu’une myriade de milices armées aux affiliations diverses. Au Mali, les djihadistes ont détourné la rébellion ethnique touareg dans le nord en 2012, ce qui a conduit la France à déployer l’opération Barkhane. L’anarchie a provoqué la famine et les déplacements de population. Coup d’État après coup d’État, les populations locales ont formé leurs propres milices d’autodéfense qui ont dégénéré en d’horribles violences ethniques impliquant les communautés Peul, Bambara et Dogon dans des combats pour les terres agricoles et les ressources, ainsi que contre les terroristes. Et cela ne concerne pas que le Mali. Le Sahel tout entier est plongé dans la violence, la corruption et l’incertitude. Faut-il s’étonner que les communautés de cette région semi-aride aient choisi de prendre les choses en main ?

Nous le faisons pour notre survie

Dix ans après l’entrée en guerre de la France et de ses alliés occidentaux au Sahel, tout porte à croire qu’ils ont échoué. L’activité terroriste reprend, les gouvernements ont été renversés par leurs militaires et les populations sont descendues dans la rue pour rejeter la présence de la France, que beaucoup considèrent comme n’ayant fait aucun progrès et comme responsable de nombreux décès de civils. Il est compréhensible que beaucoup aient appelé à des pourparlers de paix avec les djihadistes. Au Niger, des mesures ont été prises par le président Bazoum lorsqu’il était Ministre de l’Intérieur pour négocier des accords avec les groupes terroristes. Au Burkina Faso, avant d’être renversé en janvier 2022 par les militaires, le président Kaboré s’était également renseigné sur cette solution. (Il faut cependant noter que cela n’a pas convaincu le peuple burkinabé dont les protestations contre son gouvernement ont donné le feu vert à la prise de pouvoir militaire.)

Mais en fin de compte, c’est le peuple qui a pris le contrôle de la situation. Dans plus en plus de communauté, les dirigeants et les groupes rebels locaux se rencontrent pour trouver une solution. Cette orientation locale a rendu possible un plus grand nombre de règlements pacifiques (en ayant des points plus pragmatiques à l’ordre du jour). Mais, dans de nombreux cas, les accords ne sont que de courte durée. En l’absence de frontières entre les territoires, les villages qui ont fait la paix sont menacés par l’échec des négociations dans les villages voisins.

Lors des célébrations de la nouvelle junte militaire à Ouagadougou le 25 janvier 2022, un homme tient une photo du lieutenant-colonel Paul Henri Sandaogo Damiba qui a mené le renversement du président Kaboré après des mois de protestations contre son gouvernement. À gauche, l’homme tient une photo du colonel Assimi Goïta (au béret vert) qui a mené les deux coups d’État de 2020 et 2021 au Mali au milieu d’énormes manifestations antigouvernementales et anti-françaises. [Morning Star]

Dans le turbulent district de Koro, au Mali, Amadou Guindo, agriculteur dogon et chef de village qui a organisé des dizaines de réunions, explique que les djihadistes offrent la paix en échange du désarmement des milices d’autodéfense et, surtout, du respect strict de la charia. « Nous faisons cela pour notre survie », déclare Guindo. « Nous ne pouvons pas [les] combattre, alors nous acceptons leur torture pour sauver nos vies ».

Dans la commune d’Ali Barry, dans le nord du Burkina Faso, lorsque les miliciens ont commencé à voler les récoltes, forçant des milliers de personnes à fuir vers des villes plus sûres fin 2019, Barry et ses collègues chefs de communauté ont approché leurs agresseurs pour discuter. Il a dit qu’ils n’ont pas impliqué de tierces parties (comme des représentants du gouvernement local ou des ONG) car elles se seraient mises en travers du chemin. Après la première rencontre de l’équipe de négociation avec les djihadistes en juin 2020, la confiance s’est installée au fil du temps. Barry a noté qu’après les réunions, tout le monde se serrait la main et les terroristes demandaient « Comment va votre frère ? » ou « Comment va votre enfant ? », un rappel que ces attaquants venaient du même endroit. Barry a déclaré que, lorsque les violences ont éclaté en 2015, beaucoup dans sa région ont supposé que les extrémistes venaient du Mali : « On s’attend à voir des étrangers…[mais] voir des jeunes se battre en tant que djihadistes me dit que nos communautés sont fragiles. » En novembre 2021, des combats ont éclaté entre l’armée burkinabé et les terroristes, menaçant à nouveau la zone. Cependant, Barry a donné des exemples de réussites des négociations. Par exemple, un jour, une commune voisine a été attaquée et les bureaux locaux ont été pillés – après que la communauté se soit plainte, les djihadistes ont tout rendu en trois jours. 

Tuer N’est Pas La Seule Solution

Un responsable d’un district proche de Koro a raconté l’histoire d’une centaine de djihadistes qui se sont présentés à moto dans un village pendant un mariage chrétien. À la surprise de beaucoup, ils ont dit qu’ils voulaient juste de l’eau. Selon le narrateur : « Les gens ont acquis une confiance totale dans la véracité de leur parole ». Alors que la plupart des accords de paix négociés exigent des communautés locales qu’elles adhèrent à la stricte charia, beaucoup, dont un conseiller communautaire à Douentza au Mali, ont constaté que les règles sont rarement appliquées. Les fondamentalistes se sont montrés indulgents sur plusieurs points – par exemple, la paix signifiait que les écoles pouvaient ouvrir, mais les terroristes de Koro ont exigé que l’arabe soit enseigné en plus du français et qu’elles comprennent également une école islamique. Malgré cela, des écoles ont réussi à ouvrir sans qu’une école islamique ne soit mise en place. Les djihadistes ont également fait preuve d’indulgence à l’égard de certaines traditions culturelles. À Douentza, certains auraient accueilli favorablement la règle des djihadistes sur les dépenses restrictives des mariages, car elle était plus « économique ». Bien que la situation reste très volatile, les réussites des accords de paix négociés par les populations à travers la région du Sahel donnent un peu d’espoir, et même l’espoir d’une approche nationale. Dans la commune de Dinangourou, à Koro, un chef de village adjoint a déclaré qu’il conseillerait à tout négociateur en herbe de tenir compte du fait que les fantassins djihadistes ne comprennent souvent pas pourquoi ils se battent et donc : « Parfois, vous devez aider les djihadistes à comprendre pourquoi ce qu’ils font n’est pas bon…La meilleure leçon est que tuer n’est pas la seule solution. »

Les frappes aériennes françaises provoquent un incendie au marché de Ngolonina à Bamako en 2013. En 2022, la faim sévère a atteint les niveaux les plus élevés depuis l’intervention occidentale, avec plus de 300 000 personnes déplacées par la violence. Les dirigeants du coup d’État malien, aliénés par la communauté internationale, ont été enhardis par les manifestations pro-russes et anti-françaises après la signature d’un accord de sécurité avec le Groupe Wagner, une milice mandatée par Moscou. [Daily Mail]

Se précipiter pour éteindre les radios

Dans d’autres parties du Sahel, cependant, la paix n’a pas signifié la fin des souffrances. À Mondoro au Mali, un enseignant a rapporté que des femmes qui pilaient le millet sans porter le voile étaient fouettées, des scènes horribles qui ont été confirmées par des ONGs. Dans le district de Bakass, près de Koro, le conseiller d’un chef de village a déclaré qu’il n’avait pas entendu parler de l’utilisation de châtiments corporels dans les villages ayant conclu des accords de paix, mais que les gens changeaient de comportement pour éviter les punitions des jihadistes. À Dinangourou, le chef adjoint du village a affirmé qu’après la signature des pactes de survie, « les djihadistes venaient régulièrement dans notre village pour contrôler les gens ». Il a ajouté : « Les femmes se précipitent pour se couvrir, les jeunes se précipitent pour éteindre les radios ». Dans les régions du Mali où les djihadistes exercent un contrôle direct, les règles sont appliquées durement. Pour les communautés qui ont dû négocier leurs propres accords de paix avec les terroristes, leur expérience varie énormément car, comme l’a expliqué le chef adjoint de Dinangourou, bien qu’ils appartiennent tous à Katiba Macina, certains commandants de terrain djihadistes sont plus stricts que d’autres. Cela s’ajoute aux propos d’Adama Diallo, qui a négocié avec les terroristes au nom de sa communauté dans le nord du Burkina Faso l’année dernière ; Diallo a déclaré : « Ils n’ont jamais dit clairement ce qu’ils voulaient…[comme] s’ils voulaient [occuper] une partie du pays. » Il a dit qu’il avait l’impression que les djihadistes burkinabés n’étaient pas sûrs de savoir ce pour quoi ils se battaient.

Au Niger, plus de 3 millions de personnes ont besoin d’une aide humanitaire en raison de l’intensification des catastrophes liées au changement climatique et de la violence incontrôlable. Le nombre de réfugiés déplacés à l’intérieur du pays a augmenté ces dernières années et l’insécurité alimentaire généralisée constitue une menace croissante pour les Nigériens et tous les Sahéliens. [Save the Children US / Twitter]

Les gens vont recommencer à s’entretuer

« Nous ne négocions pas avec les terroristes. » Ce n’est qu’un des nombreux mensonges des gouvernements occidentaux sur la guerre contre le terrorisme. Les Américains ont négocié avec les Talibans. Al-Qaida a reçu des millions de dollars en paiement de rançons. Il est clair que les guerres se terminent par des négociations, c’est pourquoi la plupart des gouvernements sahéliens l’ont envisagé et certains ont même commencé. L’efficacité de certains pactes de survie locaux ne doit pas faire oublier l’incroyable difficulté à négocier ces accords de paix. Établir la confiance entre les communautés dans une région où des siècles de colonialisme brutal ont érodé tout semblant de bonne foi est une tâche monumentale à laquelle se sont attaqués de courageux leaders communautaires. Et ce, sans la protection d’un gouvernement et d’une armée qui ont même pris pour cible les négociateurs simplement pour avoir parlé avec les djihadistes. Au Mali, la junte militaire a remplacé la France par la Russie en invitant les mercenaires du groupe Wagner à l’aider à combattre le terrorisme – bien que l’efficacité de cette démarche reste à voir, des décennies d’une approche militaire dure ayant déjà échoué, il y a peu d’espoir de succès. Au mieux, les campagnes militaires peuvent renforcer le poids du gouvernement dans les négociations, mais en fin de compte, ce sera la signature d’accords de paix qui ramènera une certaine stabilité dans la région. Mais elle doit être prise au sérieux. Dans une commune du nord du Burkina Faso, un dirigeant déclare : « Il est inutile de négocier pendant quelques mois seulement, car après cela, les gens vont recommencer à s’entretuer… Il vaut mieux négocier pour en finir avec toute cette crise. » Et il est clair que les populations du Sahel sont prêtes à en finir. C’est la discussion et non la violence qui mettra fin à ce conflit transnational. La question est la suivante : combien de temps les populations devront-elles encore souffrir, avant que les politiciens du monde entier décident de mettre fin aux conflits incessants ?

Omar Khan

Photo de couverture: Un camp de migrants internes à Barsalogho, dans le centre du Burkina Faso. Deux millions de personnes ont été déplacées par la violence extrémiste. [Organisation des Nations Unies]

Références :

https://www.thenewhumanitarian.org/news-feature/2022/05/25/inside-the-local-jihadist-dialogues-stemming-conflict-in-Burkina-Faso

https://www.thenewhumanitarian.org/analysis/2022/05/04/survival-pacts-how-dialogues-with-jihadists-took-root-in-mali

https://www.thenewhumanitarian.org/2021/12/16/can-local-dialogues-jihadists-stem-violence-burkina-faso

https://www.theguardian.com/global-development/2020/mar/16/we-dont-know-whos-in-control-900000-flee-violence-in-burkina-faso

https://www.crisisgroup.org/africa/sahel/mali/centre-du-mali-enrayer-le-nettoyage-ethnique

https://www.thenewhumanitarian.org/news/2022/03/21/Mali-crisis-Barkhane-Sieges-sanctions-hunger-Wagner

https://www.vice.com/en/article/9bzp5v/where-exactly-is-the-rule-that-says-you-cant-negotiate-with-terrorists-998

https://gho.unocha.org/niger