La crise ukrainienne semble jeter une ombre sur Taiwan, un territoire ouvertement convoité par la puissance militaire chinoise. De nombreux parallèles ont été faits entre Taiwan et l’Ukraine, la Russie et la Chine. Cependant, mettre dans le même panier ces deux nations menacées et ces deux géants militairespourrait se révéler dangereux. En effet, ces deux conflits territoriaux sont de faux jumeaux: similaires de près mais disparates à posteriori.
La crise ukrainienne et ses répercussions transatlantiques
Ces dernières semaines, les tensions entre la Russie et l’Ukraine se sont considérablement intensifiées. Les armées russes sont aux portes de Kiev, livrant bataille à l’armée de résistance ukrainienne pour le contrôle de la capitale. Cette guerre sanglante qui s’abat sur l’Europe fait trembler le monde entier, du Pentagone au 10 Dowding Street, en passant par l’Élysée. Cependant, les dirigeants des pays de l’OTAN ne sont pas les seuls que la crise ukrainienne entraîne dans la tourmente.
En effet, à l’autre bout du continent, l’onde de choc ukrainienne secoue la petite île de Taïwan – République démocratique de Chine – qui craint que l’incapacité des États-Unis à dissuader l’invasion russe ne reflète une future passivité américaine face aux ambitions territoriales de la Chine continentale. De nombreux analystes politiques se sont interrogés sur l’impact potentiel de la réponse et de la position des États-Unis dans la crise ukrainienne sur la souveraineté du territoire taïwanais (source). Certains prétendent que l’apparente faiblesse des États-Unis dans la crise en Europe de l’Est enhardit la résolution de la Chine à s’emparer de Taïwan par la force, et remettent en question le pouvoir dissuasif des États-Unis. Tandis que d’autres mettent en garde d’un tel amalgame, souvent comparé à l’obsolète « théorie des dominos » datant de la Guerre Froide.
Parallélisme …
Lorsqu’abordés de manière superficielle, ces deux conflits territoriaux présentent des caractéristiques très similaires. Des deux côtés, la souveraineté et intégrité d’un territoire sont menacées par une force militaire beaucoup plus puissante, désireuses de récupérer un morceau de terre (bien qu’indépendant) qu’elles considèrent comme faisant historiquement partie intégrante de leur nation.
La Russie et la Chine se projettent dans un récit de conquête d’unification nationale. Ces analogies, bien que fragiles, forcent les Taïwanais à voir dans le destin de l’Ukraine celui de leur pays : un pays dont les hommes et les femmes doivent se sacrifier pour maintenir l’intégrité de leur nation face à une machine de guerre russe (ou chinoise…). En effet, en cas de conflit, les probabilités et les espoirs de victoires sont minces pour les deux petites nations. Le budget militaire russe est 10 fois supérieur à celui des Ukrainiens, les laissant en position de faiblesse malgré l’aide à l’armement de l’OTAN : pour chaque char Ukrainien, trois chars russes lui font face.
Dans la mer de Chine méridionale, les statistiques ne sont pas non plus de bon augure. Pour renforcer ses capacités de défenses militaires, Taïwan augmente son budget de 7,55 milliards d’euros, passant à 2.1% de leur PIB en 2020 (source). Sur le continent, la République populaire de Chine consacre moins de 2 % de son PIB aux dépenses militaires, soit l’équivalent de 209 milliards de dollars (source). Résolu à reconquérir le territoire perdu lorsque le Kuo Ming Tang s’est retranché à Taïwan et que Mao Zedong a instauré une république populaire, le ministère chinois des Affaires étrangères n’hésite pas à réitérer la volonté de réunification de la Chine. Celle-ci s’exprime notamment par les nombreuses intrusions d’avions militaires chinois dans la zone d’identification de la défense aérienne taïwanaise. Face à ce mastodonte militaire et économique, l’inquiétude taïwanaise est justifiée. Mais cela ne signifie pas pour autant que la crise Ukrainienne peut, ou doit, être exploitée comme prémonition du sort taiwanais, et de la réponse américaine dans le cas d’une invasion de Taiwan.
… Ou Sophisme ?
Interpréter ces crises à travers l’expérience ukrainienne est tentant, mais risque de mener les politiques dans un mur. « Taïwan n’est pas l’Ukraine », a déclaré le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères. « Taïwan a toujours été une partie inaliénable de la Chine. C’est un fait juridique et historique indiscutable. »
Bien que la narrative historique semble similaire, les origines de ces tensions territoriales divergent radicalement dans leur histoire. Tout d’abord, la campagne de Vladimir Poutine semble être alimentée par son rêve et sa nostalgie d’un empire soviétique dilapidé. Faisant partie intégrante de cette URSS déchue, l’Ukraine s’inscrit dans ce rêve de reconquête. Cependant, l’Ukraine existait bien avant l’Union soviétique, et possédait une souveraineté et identité nationale distincte. Fonder ses souhaits de reconstitution d’un empire sur une mince parcelle d’histoire, discrédite amplement l’invasion de Poutine.
Quant à elle, Taïwan faisait partie intégrante de l’Empire du Milieu depuis la dynastie Qing (1644-1912), même si son existence était potentiellement connue des Hans depuis l’époque des Trois Royaumes de Chine (IIIe siècle). Après un bref passage aux mains des Japonais, l’île revient sous la tutelle chinoise en 1947. La guerre civile sépare le territoire chinois : Tchang Kaï Chek se reclut sur l’île de Taiwan et Mao Zedong sur le continent. Taiwan avait aussi une identité distincte, tout comme de nombreuses provinces chinoises, mais son identité nationale s’est plus profondément développée après la séparation des deux Chines. Avant de comparer ces tensions territoriales, prendre en compte l’origine de l’identité nationale des territoires menacés est essentiel, car cette identité joue un rôle pivot dans la résistance des nations indépendantes.
Au-delà des différences nationales, les enjeux que les États-Unis et les autres puissances internationales perçoivent dans les conflits ne sont pas les mêmes. Cela risque d’influencer grandement leur niveau d’engagement. En effet, l’inaction de l’OTAN face à l’invasion russe a été justifiée par la non-participation de l’Ukraine dans l’organisation militaire, malgré sa candidature. Cela pourrait s’appliquer pour Taiwan, qui n’est pas proche d’intégrer l’OTAN.
Cependant le profil économique de Taiwan diverge de celui de l’Ukraine, tout comme le profil Russe ne peut être comparé à la puissance économique que représente la Chine. D’un côté, Taiwan représente une puissance économique et technologique beaucoup plus importante que l’Ukraine dans l’économie mondiale. Économie dynamique et innovante, Taiwan héberge le géant TSMC qui représente 49% du marché mondial de semi-conducteur, et s’impose comme une puissance technologique essentielle.
Concernant la politique américaine, les enjeux sont plus décisifs et risquent d’ influencer la potentielle réponse américaine si la Chine en vient à envahir Taiwan de force. La position stratégique qu’occupe Taiwan sur l’océan Pacifique accentue le danger que représenterait une Taiwan sous emprise chinoise pour la stabilité géopolitique de la région. L’île représente la dernière barrière physique militaire face à la puissance militaire émergente chinoise. Une expansion de la puissance chinoise dans la mer méridionale de chine, caractérisée par une invasion de Taiwan, implique des enjeux géopolitiques plus sensibles pour les États-Unis mais aussi pour le Japon et l’Australie.
Le dernier spin-off de la « théorie des dominos »
Ces deux crises sont donc bien distinctes, chacune ayant ses propres caractéristiques et subtilités. Le Parti communiste chinois adopte une position équilibrée, condamnant faiblement l’invasion ukrainienne mais soulignant que la situation taïwanaise est tout à fait différente et, selon lui, serait justifiée si l’on en venait à l’invasion de force. La théorie selon laquelle la chute d’un pays aux mains des Russes entraînerait inévitablement la perte de l’allié taïwanais semble être le dernier spin-off de la « théorie des dominos », selon laquelle, une fois un allié tombé, le prochain maillon fragile se brisera et s’effondra à son tour. Désuète et infondée, cette théorie était largement utilisée par les États-Unis pendant la Guerre Froide pour justifier des guerres par procuration qui ne les concernaient pas et qui les ont conduits dans un bourbier militaire après l’autre : du Vietnam à la Corée.
L’adoption de cette théorie n’a pas profité aux Américains au 20e siècle, et ce n’est pas maintenant qu’elle commencera. Chaque crise doit être abordée individuellement, et il faut à tout prix éviter un amalgame entre la crise ukrainienne et les tensions territoriales de Taïwan, afin d’éviter une mauvaise interprétation en raison d’une compréhension de base de la situation géopolitique dans les deux régions.
Inès Demarquette
Photo de couverture: Vladimir Putin et Xi Jinping à Pékin début février 2022 – source