La « Banque Voyou »: les criminels et politiciens exposés par la fuite des données du Crédit Suisse

D’un milliardaire égyptien ayant engagé des assassins pour tuer sa petite amie, au un trafiquant d’êtres humains aux Philippines, la fuite de 18,000 comptes en banque a mis à nu des personnalités et criminels puissants, reliant des milliards de dollars à la torture, au blanchiment d’argent, à la corruption et bien plus encore…

« Ne posez jamais une question dont vous ne voulez pas connaître la réponse. » Les lanceurs d’alerte ont révélé une culture de corruption et de banquiers immoraux au Crédit Suisse, qui avait permis aux dictateurs, certains représentants élus et leurs amis et familles de cacher des milliards de dollars volés au peuple. Bien que peu de gens s’attendent à ce que justice soit faite pour les propriétaires des comptes en banque, des sanctions significatives pourraient être imposées contre une des plus grandes banques privées du monde. Le Crédit Suisse soutient que les « banquiers voyous » sont les seuls responsables d’avoir aider les autocrates à détourner les fonds publics, mais, pour reprendre les propos d’un avocat américain : « Combien de banquiers véreux faut-il avoir avant de commencer à avoir une banque véreuse ? »

Cependant, pour que les sanctions soient appliquées, il faut avant tout comprendre l’étendue du scandale. Ce ne sont là que quelques-uns des exemples saillants, mais il est important de noter que la corruption rendue possible par le Crédit Suisse va bien plus loin et atteint tous les coins du globe.

Égypte : Le Cercle Restreint du Pharaon

Le président Hosni Moubarak a contrôlé l’Égypte pendant trois décennies jusqu’à son renversement au commencement du Printemps Arabe en 2011. Commentant sur son régime, il a affirmé que « Le peuple m’a confié la responsabilité de construire l’avenir de cette nation. Et je l’ai fait avec honneur. » Si on considère que voler des millions dans les caisses publiques est honorable, alors oui, il a agi avec honneur. En commençant par ses fils, Alaa et Gamal: les frères ont tenu 230 millions de francs avec le Crédit Suisse et ensemble avec leur père ils ont été arrêtés et incarcérés pour détournement après la révolution. Malgré les condamnations, les frères ont remboursé 17.6 millions de dollars et été libérés en octobre 2015 – les charges additionnelles de la manipulation du marché boursier en 2018 ont été levées il y a deux ans.

Les alliés proches du dictateur ont eux aussi profité : Hussein Salem, un magnat millionnaire et conseiller au Moubarak, a abusé de sa position pour amasser une grande richesse et est mort en exil sans faire face à la justice; Hisham Talaat Moustafa, un milliardaire, a été condamné pour le meurtre de Suzanne Tamim, une pop star libanaise, en 2009 mais le Crédit Suisse a gardé son compte ouvert jusqu’en 2014 ; Omar Suleiman, le chef notoire des espions, a obtenu plus de 60 millions de francs malgré sa complicité dans la torture répandue.  

Moubarak (centre) et ses fils, Gamal (gauche) et Alaa (droit) pendant leur procès au Caire, le 14 septembre 2013 [BBC]

Cité du Vatican : Le Cardinal Cherchant le Pardon de Dieu

Le pape François a dit qu’il était son devoir « au nom du Christ, de rappeler aux riches d’aider les pauvres, de les respecter. » Il est clair, pourtant, que son allié Giovanni Angelo Becciu n’a pas écouté. Le pape a ordonné Becciu comme cardinal en 2018. Seulement deux ans plus tard, il lui a retiré le titre après le cardinal a été accusé de blanchiment d’argent, d’abus de pouvoir, de détournement de fonds du Vatican vers ses frères en Sardaigne et d’avoir perdu 350 millions d’euros de l’argent de l’Église dans un scandaleux projet immobilier à Londres. Becciu est le premier cardinal à être jugé par un tribunal civil, le Crédit Suisse étant au cœur de l’affaire de détournement de fonds.

Ukraine : Le Terrain de Jeu des Oligarques

Il n’est pas surprenant qu’une économie post-soviétique ait vu des oligarques se déchaîner et que la plupart des dirigeants politiques des années qui ont suivi l’indépendance aient sombrés dans la corruption. Bien qu’il n’ait été au pouvoir qu’un an, à la fin des années 1990, Pavlo Lazarenko a pillé 200 millions de dollars. Bien qu’il ait passé un peu de temps en prison aux États-Unis, Lazarenko refuse toujours de retourner en Ukraine pour faire face à ses responsabilités. Du côté de l’économie ukrainienne, Ivan Guta, sa femme, Klavdiya, et leurs fils, Andriy et Mykola, ont volé au moins 100 millions de dollars au Mriya Agro Holding Public Limited, l’un des plus grands producteurs de céréales du pays. Par l’intermédiaire de banques suisses et chypriotes, les Gutas ont mis à genoux la société qu’ils ont fondée en 1992, ne parvenant pas à payer les milliards de dollars dûs aux créanciers en 2014 alors qu’ils détenaient près de 300 000 hectares de terres agricoles deux ans auparavant.

Taïwan, Zimbabwe & Azerbaïdjan : Un Pacte Avec le Diable

Le Nakhitchevan, une exclave d’Azerbaïdjan, a été offert en cadeau par le premier président, Heydar Aliyev, au mari de sa nièce, Vasif Talibov qui dirigeait avec un main de fer et qui a torturé des détenus et forcé des dissidents à entrer dans des hôpitaux psychiatriques. Malgré les salaires officiellement bas de sa famille, les fils de Talibov, Seymur et Rza ainsi que leur sœur, Baharkhanim, ont amassé un empire immobilier de 63 millions de dollars, s’étendant de la Géorgie à Dubaï, avec des banques, y compris le Crédit Suisse, qui gardaient leurs millions malgré de multiples drapeaux rouges levés pour blanchiment d’argent. 

Robert Mugabe a été un autre autocrate qui a profité du secret bancaire suisse – en 2008, après avoir dévasté l’économie zimbabwéenne, on s’attendait à ce qu’il perde les élections. Pourtant, grâce à « un cadeau » de 100 millions de dollars provenant de la vente des droits miniers de platine au magnat notoire Billy Rautenbach, reçu quelques semaines après la défaite de Mugabe au premier tour, le dictateur a lancé une campagne violente qui a consolidé sa position pour une autre décennie. Rautenbach était un client respecté au Crédit Suisse et sa société, CAMEC, a reçu les droits miniers après que le gouvernement de Mugabe ait intimidé une autre société pour qu’elle abandonne ses terres. Après le scandale en 2008, les États-Unis et l’UE ont sanctionné les acolytes de Mugabe, dont Rautenbach. Malgré ces sanctions, il a pu tirer au moins 50 millions de dollars de la vente de sa société en 2009. Certains estiment que c’était beaucoup plus, en raison d’événements qui se sont produits peu de temps après que le Crédit Suisse l’ait publiquement encensé et lui ait accordé une ligne de crédit de 60 millions de dollars.

Gauche : Mugabe aurait pu perdre contre Morgan Tsvangirai s’il n’avait pas reçu l’argent de Rautenbach, qui a été publiquement mis en avant par le Crédit Suisse et a reçu une ligne de crédit de 60 millions de dollars [DW]. Droite : Vasif Talibov (gauche), Heydar Aliyev (centre) et son fils, Ilham, qui est président azéri depuis 2003 [OCCRP / Twitter].

Il y a trente ans, Taïwan a acheté six frégates de la classe La Fayette à une entreprise publique française de défense – cette affaire est aujourd’hui connue comme l’un des plus grands systèmes de corruption de l’histoire moderne. James Soong Chu-yu était président du parti Kuomintang au pouvoir à l’époque à laquelle des millions de dollars de pots-de-vin ont été reçus par plusieurs intermédiaires taïwanais dans le marché naval. Bien que son compte au Crédit Suisse contient des millions de francs, que sa fortune soit bien supérieure à ses moyens et que le gouvernement de Taipei cherche à obtenir bien plus que les 250 millions de dollars de « commissions illégales » restitués en 2021, Soong reste une personnalité influente sur l’île.

Soong a quitté le KMT en 1999, a créé son propre parti, le People’s First, et s’est présenté plusieurs fois à la présidence malgré le scandale de 2,5 milliards de dollars [Washington Times]

Andrew Wang, un intermédiaire clé, disposait également d’un compte au Crédit Suisse sur lequel se trouvaient des fonds obtenus illégalement, qu’il a volés et utilisés pour acheter un manoir à Londres où il s’est installé avec sa famille. Son fils, Bruno, côtoie le prince Charles, et sa fille, Rebecca, exerce une influence sur les BAFTA. Bien que certains actifs de Wang aient été récemment gelés dans l’attente d’une enquête plus approfondie, les preuves liant Wang à Soong soulèvent de sérieuses questions sur la politique taïwanaise. 

Italie & Serbie : Drogues, Terroristes et la Mafia

« Les banques suisses sont la clé de la ‘Ndrangheta, » selon l’un des principaux procureurs antimafia de Reggio Calabria. « Cela se passe depuis les années 1980, les spalloni [hommes de main] … se rendent en Suisse avec de l’argent liquide. » Les investisseurs à qui Antonio Velardi et l’ancien poseur de bombes de l’Armée républicaine irlandaise Harry Fitzsimmons ont vendu des appartements dans le complexe « Jewel of the Sea » ont perdu des millions. Le complexe, qui a servi à blanchir l’argent de la drogue de la mafia, n’est toujours pas terminé et Velardi, sans surprise, a caché sa fortune au Crédit Suisse. 

Rodoljub Radulović est un baron de la drogue serbe qui détenait également des comptes auprès de la banque malgré son implication dans des escroqueries financières aux États-Unis. Bien qu’il soit actuellement en fuite alors qu’il doit être jugé pour avoir passé en contrebande 1,8 tonne de cocaïne de l’Argentine vers l’Europe avec le baron de la drogue monténégrin, Darko Šarić, des courriels de son fils, Djordje, ont révélé le moyen de fraude qu’il utilisait pour contrôler un compte secret supplémentaire au Crédit Suisse, qu’il contrôlait via les îles Marshall.

Gauche : des fonctionnaires enquêtent sur un meurtre présumé de le ‘Ndrangheta à Naples en 2017 [LightRocket / Getty Images]. Droite : Radulović avec son fils, Djordje – Radulović est connu sous le nom de « Misha Banana » pour avoir caché de la cocaïne dans des cargaisons de bananes [Instagram]

Allemagne & Nigeria : Soudoyé Avec Un Sourire

Lorsque les autorités allemandes ont perquisitionné le siège munichois du conglomérat Siemens en 2006, Eduard Seidel a avoué avoir orchestré une campagne de corruption à l’échelle industrielle alors qu’il dirigeait l’entreprise au Nigeria. Bien qu’il ait admis avoir soudoyé des politiciens nigérians en échange de contrats lucratifs, qu’il ait quitté l’entreprise et qu’il ait été condamné en 2008, le Crédit Suisse a conservé son compte de 50 millions de dollars ouvert sans aucune explication. Siemens a été condamnée à une amende de 1,3 milliard de dollars, mais l’affaire souligne le problème systémique de la corruption au Nigeria. En outre, le Crédit Suisse a accueilli 200 millions de dollars des fils du dictateur Sani Abacha, tristement célèbre pour ses violations des droits de l’homme et son pillage présumé de 5 milliards de dollars lorsqu’il était au pouvoir pendant les années 1990.

Kazakhstan, Kirghizistan & Tadjikistan : Les Voleurs sur la Route de la Soie

À une époque où la plupart des Kazakhs vivaient dans la pauvreté, Kassym-Jomart Tokaïev et sa famille ont ouvert un compte au Crédit Suisse qui contenait jusqu’à un million de dollars. Bien qu’il attribue l’inégalité des richesses à la corruption de son prédécesseur, Nursultan Nazarbayev, le président Tokaïev lui-même possède des sociétés secrètes dans les îles Vierges britanniques qui contrôlent des actifs de 5 millions de dollars. Son fils, Timur, qui a fréquenté un pensionnat suisse coûteux, a obtenu les droits de développement d’un champ pétrolifère et a gagné des millions à l’âge de 18 ans. Les Tokaïevs possèdent également des propriétés de luxe à Genève et à Moscou, dont un appartement proche du Kremlin. 

Si les fonctionnaires kazakhs ne sont pas tenus de déclarer leurs avoirs, les fonctionnaires kirghizes n’ont pas cette chance…du moins en théorie. Bien que Kapar Kurmanaliev, l’ancien ministre des ressources naturelles, soit recherché pour avoir détourné des biens de l’État et s’être enrichi en abusant de licences d’exploitation de la mine d’or de Kumtor, l’une des plus grandes du monde, le Crédit Suisse a néanmoins conservé le compte d’un million de dollars de sa femme, même après qu’il a fui le pays pendant la révolte de 2010 contre le président Kourmanbek Bakiev. 

Si Kurmanaliev a secrètement enfreint la loi, Qosim Rohbar l’a carrément piétinée au Tadjikistan avec la bénédiction du président Emomali Rahmon. Cheville ouvrière de la mafia qui, avec ses frères, contrôlait Sughd par la peur et le racket, Rohbar a amassé des richesses inexpliquées qui étaient en partie détenues par le Crédit Suisse, bien qu’il soit illégal pour les fonctionnaires tadjiks d’avoir des comptes bancaires à l’étranger. Toutefois, étant donné qu’il est un fidèle du président dictatorial, il semble peu probable qu’il soit amené à la justice. 

Le Monde : Ne Les Laissez Pas S’Échapper

Stefan Sederholm était un informaticien suédois qui a été condamné pour trafic d’êtres humains aux Philippines en 2011. Le Crédit Suisse a gardé son compte ouvert pendant deux années supplémentaires, tout en conservant une partie de l’argent que le dictateur philippin kleptocrate Ferdinand Marcos, et sa femme Imelda, ont volé pendant leur règne de 1965 à 1986. Avec une liste de clients comprenant d’anciens responsables, comme un criminel de guerre algérien, un politicien syrien proche d’Hafez al-Assad ou des alliés de Kadhafi qui ont pillé des millions du Fond de Développement libyen, et des responsables toujours au pouvoir, comme le roi de Jordanie, un homme d’affaires kenyan jugé pour corruption ou l’un des magnats les plus riches du Pakistan, le Crédit Suisse a permis la corruption dans le monde entier. La banque est même complice de la destruction du Venezuela, avec près d’une trentaine d’élites ayant ouvert des comptes détenant près de 300 millions de dollars entre 2004 et 2015, alors que des milliards de dollars ont été détournés de l’entreprise pétrolière publique. Malgré les efforts du régime vénézuelien pour lutter contre la pauvreté et le fait qu’il dispose des plus grandes réserves pétrolières du monde, le Crédit Suisse a participé à l’effondrement du Venezuela dans le chaos dont souffre encore aujourd’hui la population. En fin de compte, ce sont eux les plus grandes victimes : le peuple. La corruption rendue possible par le secret bancaire suisse a privé des millions d’enfants d’un avenir stable, une faute parmi tant  d’autres pour lesquelles le Credit Suisse doit maintenant répondre. 

Omar Khan

Références :

https://www.theguardian.com/news/2022/feb/20/credit-suisse-secrets-leak-unmasks-criminals-fraudsters-corrupt-politicians

https://cdn.occrp.org/projects/suisse-secrets-interactive/en

https://www.occrp.org/en/suisse-secrets/bribing-businessman-had-secret-credit-suisse-accounts

https://www.occrp.org/en/suisse-secrets/ndrangheta-linked-broker-banked-at-credit-suisse

https://www.occrp.org/en/suisse-secrets/black-gold-in-swiss-vaults-venezuelan-elites-hid-stolen-oil-money-in-credit-suisse

https://www.occrp.org/en/suisse-secrets/credit-suisse-opened-accounts-for-serbian-drug-lord-known-as-misha-banana

https://www.occrp.org/en/suisse-secrets/sons-of-azerbaijani-strongman-vasif-talibov-received-millions-from-money-laundering-systems