En apparence un autre film prétentieux en noir et blanc se déroulant dans les banlieues parisiennes, « La Haine » est en réalité devenu un film culte. Nommé onze fois pour les César, vainqueur de trois de ses catégories et gagnant de la meilleure mise en scène au Festival de Cannes 1995, La Haine reste un film imposant sur la scène cinématographique française. À quoi est dû son triomphe ?
La validation quasi universelle de la critique pourrait paraître encore plus étonnante si on considère qu’il s’agit d’un film relativement simple, court et riche de scènes d’action, caractéristiques qu’on retrouve rarement dans les longs métrages saluées par la critique. Ce n’est pas seulement son paysage pauvre, son langage vernaculaire ou la critique sociale qui rendent ce film unique et apprécié, mais aussi la manière dont les personnages et les thèmes sont développés. Comme un livre bien écrit, « La Haine » est un film qui parvient à dire à la perfection les messages qu’il veut transmettre.
La métaphore de l’homme qui tombe d’un immeuble de cinquante étages et qui ne réalise sa condition qu’au moment de l’atterrissage accompagne la narration en ouvrant la pellicule et en la concluant. L’épanadiplose narrative créée ici insiste sur la signification allégorique de l’histoire : les personnages tombent entre une décadence fatale mais on s’en rend compte seulement à la fin, quand c’est trop tard. Les yeux de Saïd s’ouvrent et se ferment de la même façon au début et à la fin et accompagnent le spectateur qui peut plus facilement s’identifier avec le trio et voir les événements à travers Saïd.
Toutefois, si la métaphore de l’homme mourant racontée par Hubert nous annonce déjà une fin tragique au début de l’histoire, il faut reconnaître qu’il y a d’ autres indices aussi. Le son récurrent d’un pistolet, par exemple, rappelle la mort proche et ajoute du dynamisme au film. Cependant, les mouvements incessants et fatigants auxquels les personnages sont « condamnés » suggèrent une inquiétude éternelle qui nous suit. Pour toute la durée du long métrage, on ne se sent jamais complètement à l’aise. Un état d’alarme bas mais constant poursuit le spectateur et l’oblige à maintenir son intérêt pour l’histoire jusqu’à sa fin.
L’action se déroule dans les pauvres banlieues parisiennes. L’ambiance d’hostilité générale suit le trio qui est à la fois victime et provocateur : on voit Saïd voler du saucisson, Hubert vendre de la drogue et Vinz harceler sa sœur et sa grand-mère. Le langage devient vulgaire dès les premiers instants du film. Néanmoins, on voit aussi que la salle de boxing brûle et avec elle l’espoir de rachat social d’Hubert. On voit une vieille dame appeler la police sans une réelle motivation, les « keufs » frapper des gens et les infirmiers interdire les trois protagonistes de visiter une dernière fois un ami mourant. Il y a ainsi une violence omniprésente et une haine qui imprègne le monde entier. L’administration fracasse ses sujets qui, de leur côté, deviennent dépourvus de respect pour toute forme d’autorité. Quand les habitants de la banlieue (ici appelée « cité ») aperçoivent le maire marcher, ils ne perdent pas un moment, et sans se concerter courent tous pour chercher à le frapper.
L’incompréhension entre les deux mondes, marginalisés et bourgeois, est exemplifiée par la brève rencontre avec les journalistes. « C’est pas à Thoiry, ici ! » crient les personnages aux reporters qui filment la scène du sommet d’une voiture, comme on fait quand on se trouve dans un safari. Quand le trio se plaint, les journalistes s’ échappent terrorisés d’ une manière ridicule et donc drôle. Par la suite, les « deux mondes » ne se comprennent ou communiquent pas vraiment. Ils se rencontrent seulement à travers le son diégétique d’Edith Piaf qui rapproche différentes générations. Cependant, le mouvement ondulé et continu de la caméra et la prise de vues des maigres appartements de la cité donnent naissance à une antithèse de belle et brute et nous rappellent la situation à laquelle les cités sont confrontées chaque jour. Émeutes et bavures policiers semblent destinées à continuer.
En fait, la violence est tellement abondante qu’on a l’impression de voir un univers peuplé uniquement par des hommes. Les personnages féminins sont extrêmement rares et pas vraiment respectés. Il n’y a pas trop d’amour, de sexualité ou de tendresse. Le machisme est répandu au point que même le vendeur de saucisson se présente torse nu dans le froid, quand les autres ont des vestes. Encore une fois, l’image créée est comique et amusante. Astérix même, personnage bizarre et parfois féminins dans les gestes est exalté par son pistolet et par sa propre forme physique au torse nu. Enfin, Vinz exerce sa masculinité au miroir dans une des scènes culte plus extravagantes. Les grimaces exagérées, les larges mouvements et le dialogue banal de Vinz mettent en ridicule le personnage et le scénario de toutes des banlieues violentes. Ironiquement, la scène décrédibilise Vinz et rappelle au spectateur de ne pas prendre trop au sérieux les événements ou les personnages du film. De plus, le directeur cite en cette manière “Taxi Driver” de Martin Scorsese et nous rappelle que le film fait partie d’un genre cinématographique où il y a déjà des personnages violents comme Vinz. Les scènes en noir et blanc où les personnages marchent pendant longtemps et discutent rappellent de l’influence Godardienne et de Pasolini, dont les acteurs basculent et bougent sans cesse dans un contexte de misère sociale.
Par contre, un des éléments qui distinguent « La Haine » de ses prédécesseurs nommés est le thème multiculturel ou mieux, la faible importance de la multiculturalité dans la cité. Comme dans une critique marxiste du matérialisme historique, les personnages du film sont mis « en cage dehors » comme dit Saïd par un système économique plus que par des différences raciales. Dans l’univers de Kassovitz (créateur du film), un Juif, un Arabe et un Africain noir sont amis. Il n’y a pas de minorités plus ou moins avantagées. Il y a juste les pauvres, le « prolétariat » destiné à une vie dramatique. Les conflits ne sont pas entre ethnicités ou religions mais plutôt entre gendarmes et cités.
La sensation de surprise est donc accentuée par l’utilisation du noir et blanc qui rend le film plus impactant, plus directe. Les détails chromatographiques sont éliminés pour mieux se concentrer sur les autres éléments du film et pour mettre en avant le contenu du film, comme les mouvements des personnages ou les nombreuses prolepses qui anticipent une catastrophe finale et enseignent une morale. En fait, il n’est pas trop difficile d’en trouver une : l’histoire de Grunwalski rend encore plus évident le message du film. Nous devons parfois accepter les calamités plus grandes de nous. Mais d’autre fois, nous risquons de tomber de l’immeuble de cinquante étages et de le réaliser seulement quand ce sera trop tard.
Leonardo Luciano
Pour en savoir plus :
Patrick Brion, “L’amour et la haine”
Olivier Mongin, « A propos de la Haine de Mathieu Kassovitz », Esprit , Août-septembre 1995, No. 214 (8/9) (Août-septembre 1995), pp. 172-186
https://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/10260210310001635513?needAccess=true
https://www.senscritique.com/top/resultats/Les_meilleurs_films_francais/429176