La Guerre Froide au Sahara: la Russie, la France et la population

Fin novembre, des manifestants au Burkina Faso et au Niger ont arrêté un convoi de ravitaillement militaire français, exprimant leur colère face au succès limité de la France dans la guerre contre le terrorisme au Sahel au cours des huit dernières années. Un récent accord militaire russo-malien a suscité des inquiétudes en Europe ce qui soulève la question: que réserve l’avenir aux populations sahéliennes ?

« À tous ceux qui pourront garantir la paix, » la porte est ouverte selon le porte-parole de la Coalition des patriotes africains du Burkina Faso. Ce mouvement de protestation a retardé un convoi de ravitaillement militaire français pendant une semaine en novembre avant que les soldats ouvrent le feu sur la foule. Lors des manifestations similaires à Téra dans l’ouest du Niger, deux personnes ont été tuées et presque vingt blessées, alors que la foule criait « À bas la France ! ».

Huit ans après l’intervention française au Mali pour débarrasser le nord sécessionniste des groupes terroristes qui ont détourné la rébellion Touareg, les gens de toute la région se demandent si les résultats valaient le nombre de morts civils et les déplacements internes en masse que le conflit a causé. Et pour beaucoup la réponse est : non. 

Le Burkina Faso, le Niger et le Mali, en particulier, sont des pays très différents de ceux dans lesquels la France a lancé l’Opération Barkhane. Après des milliers de soldats déployés et des centaines de terroristes capturés ou tués, la situation sécuritaire ne semble pas s’améliorer. Et face à la menace de l’insécurité alimentaire et de la pauvreté, de nombreuses personnes souhaitent le départ de leur ancien colonisateur. En fait, récemment Bamako a conclu un accord d’un milliard de francs avec le groupe Wagner, des mercenaires russes agissant pour le compte du Kremlin. Cet accord soulève des questions : 

Comment la Russie étend-elle son influence au Sahel ? Qu’est-ce que cela signifie pour la place de la France ? Et comment la population sahélienne sera-t-elle affectée ?

Désespoir et Trahison

« La France a failli à son devoir et nous n’avons plus confiance dans sa coopération » a déclaré Roland Bayala de la COPA BF. Le convoi se dirigeait de la Côte d’Ivoire vers le centre opérationnel, Gao au Mali. Au Burkina Faso, les manifestants a Bobo-Dioulasso, Ouagadougou et Kaya l’ont bloqué et à Kaya quatre personnes ont été abattus avant le convoi continue et franchi la frontière nigérienne. 

Des mois après le début de  l’Opération Barkhane en 2014, un soulèvement populaire avait chassé le dictateur Blaise Compaoré, ouvrant ainsi une nouvelle ère d’espoir. Mais depuis, la famine et violence n’ont fait que s’intensifier avec plus d’un million de personnes forcées de quitter leur foyer au cours des deux dernières années. 

Une attaque qui a tué 49 policiers à Inata, près de la frontière malienne, a déclenché des manifestations de masse contre le président Roch Marc Christian Kaboré. À Nadiagou, dans le sud-est, la milice JNIM, liée à Al-Qaïda, a récemment pris le contrôle d’une ville – « Les djihadistes contrôlent le village », a déclaré un habitant en fuite. 

Alors, la France a-t-elle donc échoué ? Bien qu’il soit toujours difficile de le dire, il faut noter que même le gouvernement burkinabé (qui soutient l’intervention française) a eu recours à la négociation avec les mêmes terroristes que les présidents Hollande puis Macron ont promis de vaincre. Les pourparlers entamés l’année dernière avec le JNIM dans son fief de Djibo, dans la province du Soum, semblent avoir réduit la violence, mais la situation reste délicate.

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Une carte du Sahel [Al Jazeera]

Dans la région troublée de Tillabéry au Niger, le convoi a été arrêté encore par des centaines de manifestants. Il y avait des histoires de désinformation selon lesquelles le convoi fournissait des armes aux terroristes. Le convoi a fini par passer après que deux manifestants aient été tués. « L’armée nigérienne n’était pas préparée à un tel conflit » affirme un politologue. 

Depuis 2016, les groupes terroristes, dont l’État islamique dans le Grand Sahara (ISGS), ont dépassé l’armée nigérienne dans les zones rurales du pays. Malgré les milliards de francs dépensés par la France, les forces de sécurité ont été minées par la corruption, le manque de ressources et le manque de connaissances locales. « Notre État n’a pas réussi à nous protéger » a déclaré Moussa Moumouni, dont la femme, la fille et la grand-mère ont été tuées à Darey Dey en mars. Malheureusement, leur brutalité à l’égard des Peuls, stigmatisés comme étant des partisans des djihadistes, est presque égale aux horreurs commises par les terroristes eux-mêmes. 

Avec de nombreux groupes d’autodéfense composés de Zarma, d’Arabes et de Touaregs, la violence se transforme rapidement en un conflit ethnique. Puisque les militaires, soutenus par la France, ne peuvent pas faire la différence entre les groupes d’autodéfense et les milices « auto-structurées » avec lesquelles ils sont alliés, la plupart des violences à Tillabéry et Tahoua se déroulent sans entrave. En fait, le président Bazoum, qui avait déjà entamé des négociations avec les terroristes en tant que ministre de l’intérieur, envisagerait d’ouvrir des centres de réhabilitation pour les anciens djihadistes, semblables à ceux utilisés pour apaiser Boko Haram. Négocier avec les terroristes n’est pas exactement un signe de succès militaire français ou de confiance de la population dans l’implication de Paris dans leur pays.

A group of people holding signs

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Les Maliens célèbrent l’accord avec la Russie [euronews]

Le Kremlin et l’Orchestre de Wagner

Le groupe Wagner est une société mercenaire privée qui opère à la place de l’armée russe. Ils ont été fortement impliqués en Ukraine, en Syrie, en Libye, au Soudan, au Mozambique et en République centrafricaine. Dans presque tous les cas, le groupe a été directement impliqué dans des crimes de guerre et des attaques contre des civils. Après un nouveau coup d’État en mai, le Mali a maintenant invité le groupe Wagner à aider l’armée dans la guerre contre le terrorisme. Naturellement, cela n’a pas plu à l’Union Européenne : l’Estonie a prévenu que son régiment quitterait le Mali et la France a déclaré que ses soldats ne pourraient pas travailler avec des mercenaires russes.

Mais la colère de l’UE était précisément le but de l’accord. Le peuple malien est depuis longtemps divisé sur l’intervention de la France et lorsque le renversement par le colonel Assimi Goïta du gouvernement qu’il avait installé l’année dernière lors d’un précédent coup d’État contre le président Ibrahim Boubacar Keïta a suscité une large condamnation, les nouvelles autorités de Bamako ont saisi leur chance de s’allier avec Moscou.

Le groupe Wagner est financé par Yevgeny Prigozhin, un proche allié de Vladimir Poutine, qui a été sanctionné par les États-Unis et lié aux diamants de sang en RCA. Le groupe lui-même, autrefois dirigé par un ancien soldat des Spetznatz, Dmitriy Utkin et peut-être aujourd’hui par Konstantin Pikalov, a joué un rôle central dans le Donbas et dans la guerre civile libyenne, où il a également reçu des fonds des Émirats arabes unis. Ce n’est pas un secret que la Russie veut étendre ses activités en Afrique : elle a augmenté ses échanges commerciaux de 12,3 milliards de dollars de 2010 à 2018 et a représenté près de 40 % des importations d’armes de 2015 à 2019. CAPO BF ayant des liens étroits avec Yéréwolo, le groupe malien à l’origine de l’accord russe, beaucoup s’inquiètent de l’influence croissante de Moscou, la France étant particulièrement préoccupée par leur tentative de remplacement.

Les Terroristes et Le Changement Climatique 

Le Sahel est une région plus grande que l’Union européenne entière mais a une population cinq fois moins nombreuse. De plus, 47% de cette population a moins de quinze ans, par rapport à 15% dans l’UE. Quant à la pauvreté, en 2019, le PIB par habitant moyen était de 777 dollars, 45 fois moins que dans l’UE. L’inégalité, la densité de population basse, et les gouvernements faibles contribuent aux souffrances et sont responsables de la famine. En plus du terrorisme, tout cela menace les vies des enfants. Avec le changement climatique qui fragilise l’approvisionnement en nourriture, la pandémie de COVID-19 qui menace la santé, et des milliers d’écoles qui ferment en raison de l’intensification de la violence, on peut comprendre pourquoi les Sahéliens attendent plus de leur ancien colonisateur que des succès limités contre les terroristes qui se font au prix de morts civiles et de déplacements massifs. La France a perdu la confiance des locaux et, comme la Russie l’a montré, le Sahel est une région qui regorge de potentiel de changement positif et de développement, ce qui signifie que de nombreuses puissances dans le monde sont prêtes à en profiter. Comme l’a dit Bayala, « Malgré les accords signés avec la France, nous continuons à avoir plus de morts et notre pays est toujours sous-équipé. » L’accord russe montre aux Français qu’ils doivent rétablir la confiance et mieux coopérer avec les personnes sur le terrain prises dans un conflit dont ils ne sont pas responsables. La France doit saisir cette opportunité, ou quelqu’un d’autre le fera.

Omar Khan

Photo de couverture: Un manifestant interpellé par les forces de sécurité à Ouagadougou au Burkina Faso, le 27 novembre 2021 [AFP]

Pour en savoir plus :

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/11/30/au-sahel-un-convoi-de-l-armee-francaise-face-a-la-colere-populaire_6104159_3212.html

https://www.france24.com/en/africa/20211127-french-forces-face-fresh-protests-after-crossing-into-niger-from-burkina-faso

https://www.thenewhumanitarian.org/news-feature/2021/9/23/whats-behind-the-rising-violence-in-western-niger

https://www.dw.com/en/burkina-faso-caught-between-terror-and-protests-for-change/a-59996109