Peut-on Parler de Puissance Européenne ?

Le 16 mai dernier, dans une interview au Financial Times, le président de la République Emmanuel Macron interrogeait les desseins de l’Union européenne : « Est-ce un projet politique ou un projet de marché uniquement » ? L’Union européenne est initialement une puissance économique, certes, mais quid de sa puissance politique ? Militaire ?

Si Serge Sur définit la puissance comme « la capacité de faire, capacité de faire faire, capacité d’empêcher de faire, capacité de refuser de faire. », la question de puissance européenne reste ambigüe puisque le concept d’Europe est lui-même flou. L’ « Europe » est en effet un terme polysémique qui renvoie à l’Europe géographique et à l’Europe communautaire aussi appelée Union Européenne (UE). Conventionnellement, l’Europe géographique s’étend de l’Oural (chaîne de montagnes Russe) à l’océan Atlantique, de l’Est à L’Ouest, et du détroit de Gibraltar au Cap Nord (au Nord de la Norvège), du Sud au Nord ; c’est un sous-ensemble du continent Eurasiatique. L’Union Européenne est une union économique qui naît au lendemain de la seconde guerre mondiale avec la communauté économique du charbon et de l’acier (CECA) en 1952, l’union compte aujourd’hui 27 états membres depuis le Brexit.

Ainsi, le projet européen interroge : La diversité étatique au sein de l’Union Européenne est-elle vectrice de puissance, ou représente-t-elle un frein ?

La Mosaïque des Puissances Européennes : un Fort Potentiel

Il apparaît de prime abord que la force de l’union réside dans sa pluralité étatique. Parmi les 27 pays membres de l’UE, chacun incarne une puissance qui lui est propre. En effet, tandis que le poids économique des pays comme la Grèce, Malte ou la Croatie se traduit par une activité touristique liée à un climat chaud et aux activités balnéaires disponibles, c’est par le commerce portuaire que les Pays-Bas brillent économiquement, notamment avec le port de Rotterdam (11ème port mondial en 2019, soit 1er en Europe selon American association of Port Authorities). D’autres pays se distinguent quant à eux par leur pouvoir d’achat nettement supérieur au reste de l’UE, en témoigne l’indice du PIB par habitant en standard de pouvoir d’achat (SPA) du Luxembourg qu’on estime à environ 260% pour une moyenne européenne autour de 75% (eurostat). La puissance des pays de l’UE est donc plurielle et variée, mais elle est aussi commune. Là où l’un des pays membre s’illustre, c’est également l’UE qui est représentée. Ainsi, par le biais de la France l’UE est une puissance militaire, par le biais de la Grèce l’UE est une destination balnéaire, par le bais des Pays-Bas l’UE est une plaque tournante de l’import-export, etc. Et grâce à cette diversité des puissances, rares sont les domaines dans lesquels l’UE est absente. La diversité constitue donc un atout.

Cette pluralité des puissances est également une chance pour le marché du travail. Depuis le traité de Maastricht en 1992 qui institue la libre circulation des flux d’informations, de capitaux et de flux humains, une véritable coopération transfrontalière a été encouragée et financée par l’UE. En effet, plus de 20 000 travailleurs français effectuent chaque jour leur migration pendulaire (aller-retour quotidien de son lieu de travail jusqu’à chez soi) vers le Luxembourg. La situation est identique pour Genève qui accueille environ 25 000 français chaque jour. Cette situation témoigne donc d’une réussite politique et économique dans l’UE, une véritable coopération transfrontalière.

La puissance de l’UE est donc principalement caractérisée par son potentiel économique. En effet, c’est en associant le poids économique de chaque pays européen que les perspectives de puissances semblent s’élargir. L’UE est la première puissance économique mondiale, devant les géants chinois et américains, avec 22% du PIB mondial en 2016. La monnaie européenne, l’euro, adopté en 2002 est aujourd’hui l’une des monnaies les plus utilisées lors d’échanges commerciaux. L’UE est l’un des plus grands importateurs mondiaux et représente environ 6% de la population mondiale, en troisième position derrière la Chine et l’Inde. La force du nombre permettrait à l’UE, si elle s’exprimait unanimement, de peser considérablement lors des négociations internationales. L’ex-président américain Donald Trump a dernièrement mis le vin français sous embargo, créant une situation économique compliquée pour les vignobles français pour qui les Etats-Unis représentaient un client majeur. Si l’Europe, d’une seule voix, disait « Stop » au commerce avec les Etats-Unis, ceux-ci se verraient contraints de négocier ou de laisser tomber des parts de marché considérables.

Si l’économie est un secteur dans lequel l’UE excelle (collectivement), les secteurs militaires et politiques sont également fort bien représentés par certains pays, dont la France. Concernant la politique internationale, la France, dispose d’une zone économique exclusive (ZEE) de 11 millions de km2 grâce à ses territoires d’Outre-Mer, lui permettant d’être présente sur chaque continent du globe. Elle représente donc L’UE lors de sommets internationaux puisqu’elle est notamment présente dans l’OTAN, mais elle peut aussi, grâce à ses Outre-mer, s’exprimer sur des sujets géographiquement très éloignés de l’UE. La Guyane par exemple permet à l’UE de s’exprimer sur la déforestation de l’Amazonie, majoritairement présente au Brésil. Toujours en Guyane, la base de lancement spatial de Kourou. La conquête spatiale ayant toujours été un enjeu de démonstration de puissance, Kourou constitue donc un atout majeur pour l’Union Européenne. Enfin, sur le plan militaire, la France fait office de « parapluie » pour l’UE puisqu’elle est le seul pays (de l’UE) à posséder l’arme nucléaire, et un porte-avion : le Charles de Gaulle. 

Une Union Inégale

Si chaque pays incarne une puissance dans l’UE, il semblerait pourtant qu’on distingue des dirigeants informels. En 1952, la CECA est créée par 6 pays : la Belgique, l’Allemagne, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas. L’Union Européenne compte à ce jour 27 membres qui résultent d’élargissements successifs. Cependant, ces élargissements ne firent pas l’unanimité, ils ont même divisé, notamment l’Allemagne et la France. La France souhaitait approfondir l’union tandis que l’Allemagne préférait l’élargir. La victoire politique revient donc à l’Allemagne puisque le nombre de membres a depuis été multiplié par 4. On constate ici que l’influence de l’Allemagne lors de ces décisions fut plus importante que celle de la France. Certains pays seraient donc plus puissants au niveau du pouvoir décisionnel au sein de l’UE. Cette supposition se vérifie simplement en étudiant le système de suffrage européen, puisque tous les états ne « pèsent » pas autant lors des votes qui ne requièrent pas l’unanimité. En effet, le vote des états membre est proportionnel à la démographie du pays. Avec une population d’environ 80 millions de citoyens l’Allemagne représente 16% de la population totale de l’UE, tandis que Malte ne représente que 0,08% de la population totale avec 416 000 habitants. Ainsi, l’Allemagne représente 29 voix lors des votes du conseil européen contre seulement 3 pour Malte, le vote de l’Allemagne est donc environ 10 fois plus important que celui de Malte.

Ces inégalités de puissance mettent donc les états dans des situations inconfortables puisqu’ils sont confrontés à leurs divergences politiques et à leur incapacité à s’exprimer d’une seule voix, ou alors justement, à faire autrement que de n’entendre qu’une seule voix, celle du « plus fort ». Il existe donc dans l’UE un paradoxe entre le désir de souveraineté nationale, et la volonté d’une union politique forte. Cette tension s’est traduite par la « politique de la chaise vide » appliquée sous la présidence de Charles de Gaulle, qui refusait de déléguer sa souveraineté nationale à une Europe « supranationale. » Ce paradoxe s’est illustré plus récemment avec le refus de la mise en place d’un capteur européen permettant d’intercepter les communications en vue de fournir des informations aux services de renseignement. L’UE a abandonné ce projet au début des années 2000, laissant ainsi les Etats Unis installer leur système d’écoute baptisé ECHELON en 2005. L’historienne Julie Prin-Lombardo dresse un tableau peu flatteur de cette situation et déclare même : « Aujourd’hui, le renseignement européen n’existe pas. » Les intérêts de la France, alliée historique des Etats-Unis, a joué un rôle majeur dans l’abandon du projet européen et dans la réalisation du projet Américain. Entre intérêts étatiques et intérêt européen, la mise en place d’une union politique solide apparaît compliquée.

Des Divergences au Sein de l’Europe Géographique : le cas Russe

Il est primordial de dissocier Europe géographique et communautaire, puisque certaines puissances de l’Europe géographique ne sont pas membres de l’UE et cette situation est source de tension. C’est le cas de la Russie, une des grandes puissances mondiale qui se reconstruit depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000. La Russie fonctionne sur une économie rentière, c’est-à-dire que sa principale activité économique consiste à exporter ses matières premières. Elle exporte principalement des hydrocarbures via des oléoducs ou des gazoducs qui passent par l’Ukraine pour alimenter l’UE. Mais la Russie est également dépendante de ce commerce puisque sans le consommateur européen, son économie de rente s’effondre. Ce modèle économique positionne la Russie et l’UE dans une situation d’interdépendance. La tension qui entoure les hydrocarbures est donc dangereuse. Les pays les plus « anti Russie » (souvent des ex satellites de l’URSS : La Pologne, la Slovaquie et l’Autriche) sont aussi les plus dépendants de ces ressources. Un véritable jeu géopolitique s’est installé depuis quelques années, Vladimir Poutine entend mettre fin à cette situation de dépendance à l’UE, et entame la construction d’oléoducs qui permettraient de commercer avec la Chine, au détriment de l’UE. Dans cet affrontement géopolitique, l’UE et la Russie mènent des guerres indirectes, notamment au Moyen-Orient : en témoigne la situation syrienne. Tandis que Vladimir Poutine soutient le régime Assad, la France soutient l’opposition : les forces kurdes et les rebelles. Ainsi, des conflits armés ont lieu tous les jours en Syrie, avec des combattants souvent équipés d’armements russes face à des combattants soutenus par l’UE. La géopolitique européenne a donc une influence mondiale directe, puisque si face à la Russie, l’UE a donc considérablement réduit son soutien à l’opposition, le conflit tend à s’internationaliser.

Malgré la Fébrilité de l’Union, un Espoir pour l’Avenir

Ces inégalités de puissance entrainent malheureusement  une limitation de la puissance de l’UE en général. La création d’une armée européenne semble être chimérique et cela réduit considérablement le poids de l’UE lors de conflits internationaux, comme celui qu’on évoquait en Syrie, puisqu’une intervention commune apparaît impossible sans armée. De plus, si la puissance est « la capacité d’empêcher de faire », on constate au vu des derniers évènements internationaux, que l’UE peine à empêcher les grandes puissances d’agir à l’encontre des droits de l’homme. Cette incapacité s’est vue sur la scène internationale lors des manifestations à Hong-Kong, soutenues par l’UE mais réprimées par la Chine, ou encore en 2013, en Europe, lorsque la Russie est rentrée en armes en Ukraine pour réprimer violemment l’opposition.

Cependant, l’UE reste une organisation jeune qui continue à se construire. Un ordre européen doit être trouvé, mais nous avons évoqué le fort potentiel de l’UE qui pourrait renverser, du moins chahuter, l’ordre mondial si les états membres s’investissaient plus dans la construction de celle-ci, afin de mettre cette puissance à la lumière du jour. Enfin, nous pouvons espérer que de beaux projets européens naîtront prochainement, à l’instar du géant de la construction aéronautique Airbus, qui fut un chantier de l’union en 1970. Cinquante ans plus tard, les fonds européens subventionnent en partie le voyage vers l’ISS du spationaute français Thomas Pesquet, décollage prévu en 2021.

Victor Welment