Alors qu’en ce moment la culture a tendance à être reléguée au statut de “non essentielle” par plusieurs gouvernements, elle reste pourtant la seule chose qui aide à faire tenir la plupart d’entre nous. On voit en effet les librairies, les musées et les cinémas fermer et parfois faire faillite ou encore des comédiens, musiciens, acteurs et comiques qui ne travaillent plus depuis près d’un an et sont forcés de reporter voire annuler albums, spectacles ou expositions. Et pourtant, que ferions nous sans Netflix, Spotify ou les livres pendant ce nouveau confinement ? Si l’envie vous prend de changer d’air et d’aller vous plonger dans la beauté des tableaux qu’on ne peut malheuresement voir aujourd’hui que sur un écran, et par la même occasion de soutenir une institution culturelle majeure qui a besoin de vous, alors je n’ai qu’un conseil : filez à la National Gallery !
À partir du 3 décembre et jusqu’au 24 janvier, le musée organise une exposition sur l’oeuvre d’Artemisia Gentileschi. Si vous n’avez jamais entendu son nom c’est normal, elle est encore peu connue du grand public et n’a été “redécouverte” qu’au milieu du XXème siècle. Artemisia, c’est une femme peintre connue et surtout reconnue du XVIIème sièce (oui oui ça existe !) qui a pourtant été oubliée au fil des siècles. Si vous vous y connaissez un peu en peinture, c’est un peu l’équivalent de Caravage mais en femme. Caravage ça ne vous dit rien? Mais si vous savez, le clair-obscur, les scènes dramatiques avec du velours rouge en fond, du sang, des saints… Toujours pas? Bon, un exemple:

Et ça, c’est une oeuvre de Gentileschi:

Alors là vous vous dites que clairement c’est du “copier coller”. Sauf que pas tout à fait.
Si on joue au jeux des différences, on remarque que la servante dans le tableau de Gentileschi fait nettement moins peur que celle de Caravage et que Judith (celle qui décapite Holoferne) a l’air beaucoup plus sûre d’elle. Il faut aussi savoir que le sujet de Judith décapitant Holoferne est un topos en histoire de l’art. Ce qui fait la singularité et l’intêret d’Artemisia c’est qu’elle peint des sujets traditionnellement réservés aux artistes et au regard masculin, transformant les servantes douces en conspiratrices courageuses et les victimes en survivants, représentant des femmes dont les caractéristiques vont à l’encontre de celles attribuées traditionnellement aux femmes dans l’histoire de l’art (la douceur, la beauté, la faiblesse, la figure de muse).
Evidemment, son interêt, c’est aussi son talent et la beauté de ses tableaux dans lesquels elle maitrise à la perfection l’art du clair-obscur et du dramatique, offrant une balance entre les couleurs vives et crues et des scènes violentes, ainsi qu’une délicatesse et une finesse dans le traitement de ses sujets: jamais rien n’est en trop, Artemisia nous offre une subtilité presque incomparable dans la peinture italienne du XVIIème.
Un autre élément qui la rend d’autant plus intéréssante, c’est sa biographie: Artemisia, fille d’un artiste assez reconnu, grandi entourée de peintres amis ou apprentis de son père. Elle montre un interêt grandissant pour la peinture depuis son plus jeune âge. C’est pour cela qu’à 19 ans, son père la place sous l’autorité d’un précepteur, Agostino Tassi, puisqu’en tant que femme, l’accès aux Beaux-Arts lui est interdit. Or, ce dernier viole la jeune femme et le père d’Artemisia porte l’affaire devant le tribunal papal. Artemisia optient gain de cause plus d’un an après les faits, au prix de s’être fait torturée pour vérifier la véracité de ses accusations. Le procès, dont les documents et témoignages ont été conservés, est à la fois surprenant et horrifiant de par son caractère arbitraire et la crudité avec laquelle la jeune femme relate des faits. Voici un extrait:
« Il ferma la chambre à clef et après l’avoir fermée il me jeta sur le bord du lit en me frappant sur la poitrine avec une main, me mit un genou entre les cuisses pour que je ne puisse pas les serrer et me releva les vêtements, qu’il eut beaucoup de mal à m’enlever, me mit une main à la gorge et un mouchoir dans la bouche pour que je ne crie pas et il me lâcha les mains qu’il me tenait avant avec l’autre main, ayant d’abord mis les deux genoux entre mes jambes et appuyant son membre sur mon sexe il commença à pousser et le mit dedans, je lui griffai le visage et lui tirai les cheveux et avant qu’il le mette encore dedans je lui écrasai le membre en lui arrachant un morceau de chair. »
Eva Menzio, Artemisia Gentileschi, Lettres précédées par les Actes d’un procès de viol, Milan, 2004.
En sachant cela, on commence à voir l’oeuvre d’Artemisia sous un nouveau jour; en effet, comment un évènement aussi traumatisant ne peut-il pas avoir d’effets sur la peinture et la personnalité d’une personne? Et si son oeuvre et son caractère violent, notament Judith et Holoferne, s’expliquait par un désir de vengeance par rapport aux violences qu’elle a subi? Evidemment, le mystère reste complet et toutes les hypothèses sur la psychologie de cette peintre restent impossibles à prouver. En attendant, vous pourrez vous faire votre propre idée sur sa peinture et sur sa psychologie en allant à la National Gallery où seront exposées certaines de ses lettres personnelles découvertes récemment et exposées pour la première fois au Royaume-Uni.
Une dernière raison pour aller admirer les oeuvres de cette peintre littéralement extraordinaire: cette exposition est assez exceptionelle puisque que c’est la première fois qu’autant d’oeuvres de Gentileschi sont réunies au Royaume-Uni, et une des rares fois qu’une des expositions de la National Gallery porte sur une artiste femme. Pour finir, je vous laisse avec un petit spoil des oeuvres que vous pourrez y admirer!
Apolline Amaudric