Alors que la gentrification gagne du terrain à Brixton, le Council de Lambeth décide d’utiliser une friche industrielle pour y développer un projet provisoire. Si l’on prétend qu’il s’agit d’une ‘initiative de la communauté’, certains y voient un avant-poste de la gentrification. Alors est-ce que Brixton a besoin de Pop ou est-ce que Pop a besoin de Brixton ?
Sortir de la station de métro de Brixton sera toujours une expérience stupéfiante. L’odeur de cigarette mêlée à celle d’encens. Une dame africaine qui vous crie ‘Jésus vous aime !’ à la figure tout en vous tendant son flyer de manière plus qu’insistante. Le sans-abri strabique qui vous demande si vous n’auriez pas ‘une petite pièce s’il-vous-plaît’, avec exactement la même intonation à chaque fois.
Si vous parvenez à vous frayer un chemin à travers cette foule atypique vous allez tomber sur l’endroit pour lequel Brixton est connu : Electric Avenue. Une explosion de couleurs, visuellement et culturellement. Vous pourrez y voir des poissonniers asiatiques, des superettes caraïbéennes, des boucheries hallal, des magasins de perruque africains. Bref, vous ne trouverez rien sur quoi se reposer l’œil.
A la fin de cette avenue, si vous continuez un peu plus loin, vous trouverez quelque chose d’assez particulier. Une espèce de forteresse faite de conteneurs empilés les uns aux dessus des autres. Et à l’intérieur : de jeunes et belles personnes qui, bière à la main, discutent et rigolent.
Ce projet a débuté en 2014 lorsque le Council décida d’utiliser ce qui était jusque là resté un terrain vague pour un projet temporaire et ce, en consultant et invitant la population à proposer leurs idées. C’est alors qu’un architecte local proposa ce qui maintenant est appelé ‘Pop Brixton’ : un mélange de restaurants, street food, espaces de co-working et d’entreprises sociales.
« La vie devient chère » déclara l’agent de sécurité fort sympathique qui est toujours debout à l’entrée de Pop, « Tous les jours c’est plus cher ». Boubacar vit dans une toute petite chambre juste au coin de la rue pour laquelle il débourse 615 livres par mois. Cette même chambre il y a encore huit ans coûtait 300 livres me dit-il ensuite, soit plus de deux fois moins qu’il ne paye à présent.

L’avenir est incertain pour lui tant il a peur que le loyer n’augmente d’avantage, ce qui l’obligerait à s’éloigner de son lieu de travail : « Si je n’ai pas l’argent pour payer, je vais devoir partir ; bien-sûr ». Le marché de l’immobilier à Brixton n’a cessé d’augmenter durant ces quelques dernières années, subissant l’une des plus fortes hausses de la capitale britannique.
Mais depuis quelques années, une nouvelle caste de migrants est arrivée à Brixton. Non, il ne s’agit pas là de migrants syriens fuyant la guerre ou encore de subsahariens fuyant la misère et la famine. Ces migrants ne viennent pas de loin : ils sont blancs, de classe moyenne et très qualifiés. Ce qui les attire ? La vitalité et la diversité de la culture de Brixton ainsi que l’attractivité de son marché de l’immobilier.
Lizzy, qui vient d’achever ses études en arts plastiques à l’université de Goldsmith, a récemment déménagé à Brixton. « C’est un quartier vachement jeune, il y a plein d’endroits où aller et ça n’est pas si excentré que ça, on est à seulement 15 minutes d’Oxford Circus en métro ». Tout en buvant sa bière artisanale et en mangeant son burger qu’elle vient d’acheter dans l’une des nombreuses baraques de street food, elle me raconte la surprise dans la voix de son père quand il a appris où sa fille désormais vivrait. « Il m’a dit qu’il n’y a pas si longtemps que ça, on n’aurait même pas osé passer par cette rue. »
Quand j’ai mentionné le fait que le marché de l’immobilier explosait en ce moment à Brixton ainsi que toutes les personnes qui se voyaient contraintes de partir à cause de cela, elle m’a semblé un point embarrassée. « Je ne sais pas à qui est la faute, c’est sans doute la mienne, j’avoue », suite à quoi elle commença à rire ; clairement un rire nerveux.

Ceci n’est pas nouveau. Ce serait un lieu commun que de rappeler le fait que Brixton est en train d’être gentrifié. Mais ce mot peut dire énormément de choses différentes. Il faut distinguer d’un côté les décisions individuelles de déménager dans un quartier populaire pour y rénover de vieilles maisons et des stratégies commerciales, menées par le secteur privé ou le secteur public, qui sont bien plus larges et englobantes.
Les ‘gentrifieurs’ arrivent, les redéveloppements commencent et c’est comme l’œuf et la poule, personnes ne sait qui des deux fût le premier. Ce n’est jamais la faute de personne, personne ne se sent individuellement responsable et on renvoie toujours la responsabilité à l’autre avec des tournures comme ‘oui mais c’était déjà gentrifié’, ‘c’est inévitable’ ou encore ‘oui mais moi j’ai juste décidé de déménager ici, je n’ai rien fait de mal’. Rien fait de mal ? Vraiment ?
Sur leur site et à en juger de part leur communication bien millimétrée, on remarque tout de suite que Pop Brixton fait tout son possible pour se réclamer comme une initiative pour et par la communauté de Brixton. Ainsi, on peut y voir des expositions de photo sur le rastafarisme, on peut y prendre des cours de djembé ou encore faire du bénévolat pour aider les plus démunis.
Mais rentrer dans Pop Brixton après être passé par le marché traditionnel de Brixton c’est comme rentrer dans un autre monde ; et cela se sent tout de suite. On remarque en effet tout de suite le manque de diversité ethnique avec une clientèle qui, contrairement à Brixton, est avant tout blanche. Avec ces restaurants à concept et son identité visuelle très esthétique, Pop semble être la manifestation physique de cette nouvelle population qui vient d’arriver Brixton.
Il semblerait à certains qu’il est paradoxal qu’un projet temporaire alimente une gentrification. Mais ces types de projets sont justement là pour attirer de nouvelles personnes. On entend parler de Pop Brixton et on se dit que ce n’est pas un quartier si mal famé que ça. Puis on s’y rend, on apprécie tout ce qu’on peut y trouver puis on se demande si en fin de compte on n’y déménagerait pas.

J’invite ces personnes-là qui se rendraient à Brixton pour Pop à visiter aussi Brixton Village. Ce marché couvert a traditionnellement été afro-caraïbéen ; on y vend des habits, des perruques, des fruits et légumes exotiques. Mais depuis peu, suivant le rachat du marché par un autre investisseur, Brixton Village se transforme en profondeur. Vous pouvez à présent y trouver des restaurant qui servent du fromage avec du champagne, des magasins de déco dans lesquels les bougies commencent à 10 livres et peuvent aller jusqu’à 40 et des posters signés par leur artiste a un prix exorbitant.
Cette juxtaposition surréaliste entre ces deux mondes que tout oppose ne saurait être plus directe et apparente. Quand on se rend dans ce marché, on mesure vraiment l’avancement de la gentrification à Brixton ; ainsi que sa vitesse fulgurante. « Il y a huit ans, il n’y avait aucun restaurant ici » me confia Phillip, un marchant de fruits et légumes sur le marché alors qu’il était en train de ranger sa marchandise. « Les clients noirs ont diminué, beaucoup d’Africains et de Caraïbéens n’aiment plus l’atmosphère ici ».

La journée est terminée, les derniers clients du marché s’en vont. Pop Brixton, qui lui reste ouvert le soir, perce l’imposante pénombre hivernale avec ses illuminations aux couleurs criardes. Au loin je vois à l’intérieur des groupes de personnes assis autour d’une bière ou d’un repas. Sans doute ne savent-ils pas ? Ou peut-être sont-ils au courant de ce qui est en train d’arriver à Brixton ? Dans quelques années ce bâtiment ne sera plus là, certes. Mais à ce moment-là, les personnes qui ont été chassés de là où ils vivaient parce que leur loyer a subitement augmenté, ces personnes-là, elles ne reviendront pas, elles ne reviendront jamais.
La gentrification est à la fois tragique car présentée comme inévitable alors qu’elle ne l’est pas nécessairement et paradoxale car ceux qui l’alimentent peinent à le reconnaître. Ce qui est encore plus tragique et paradoxale c’est qu’une fois terminée, la gentrification aura vidé l’essence de son âme, tué la spécificité culturelle du quartier ; exactement ce qui avait attiré les ‘gentrifieurs’ en premier lieu.
Et alors, la même musique recommencera, cet air qu’on entend que trop souvent dans les quartiers de Londres, vous en connaissez la mélodie. Cet air avec peu de variations qui uniformise progressivement toutes les avenues et les high-street de la ville. Cet air-là je vais vous le chanter : prêt-à-manger, Starbucks, Leon, Itsu, Caffè Nero, Waterstones, MUJI, Costa, Wasabi, Planet Organic, Le Pain Quotidien, Pizza Express…
par Alexandre Brunstein