Le pouvoir des mots, la parole enfin libérée

Avez-vous déjà expérimenté le vertige des mots ? Vous savez, ce vertige des mots qui s’envolent sans fin – et sans frein – et qui nous portent dans un monde dont eux seuls régissent l’existence. Vous les entrevoyez ? Ces dizaines de lettres qui dansent et chantent, dans une ronde incessante. C’est comme une tapisserie qui se tisse par petits bouts, qu’on rapièce et qu’on reprend. On y mêle des fils de toutes les couleurs, ceux de la critique, de l’éloge, de la passion. Ils nous font vibrer et frissonner et parfois nous piquent, nous troublent et nous déforment.

Lorsqu’on lit, on ne fait que les regarder et souvent on les fait raisonner en écho dans notre tête. Mais c’est toujours la même voix, la nôtre, que l’ont peut s’amuser à moduler; et cela reste, en un sens, une sorte de dialogue avec nous même. L’espace d’un moment, c’est comme si on entrait en communion avec le livre et qu’on le faisait entièrement nôtre.
Un discours que l’on écoute est, quant à lui, tellement plus dérangeant ! Il y a cette présence extérieure oppressante, qui empêche cette fusion. Cette voix qui n’est pas la nôtre nous entraîne bien plus loin. Un accent, des sonorités inhabituelles, une prononciation étrangère, c’est un univers tout entier qui accompagne les mots et la bouche, comme une dimension parallèle qui s’ouvre subitement.
C’est ainsi que la parole, dans la bouche des plus grands orateurs, a défendu, attaqué, critiqué, loué. Vous referais-je le célèbre « O tempora, O mores, senatus haec intellegit, consul videt, hic tamen vivit ! »[1]de Cicéron face à Catilina ? Une sentence à vous donner des frissons… Ainsi, la parole est comme le sang qui coule dans vos veines, un fluide chaud qui tour à tour adoucit, dérange, humilie, excite ou fait rougir.
De même, il me plaît à affirmer que l’écriture emprisonne les pensées quand la parole les libère. Lorsque les poètes romantiques comme Lamartine, pour n’en citer qu’un seul, se morfondaient d’un amour perdu, j’ai l’impression que ce n’était que pour immortaliser cette mélancolie si inspiratrice. Je vous l’avoue, c’est Alfred de Musset et sa Nuit de Mai, qui m’ont chuchotée cette idée, mais je ne la trouve pas moins ancrée dans une puissante vérité. La parole quant à elle, avec ses élans, et parce qu’elle est fondamentalement éphémère, ne se préoccupe que du présent. Ces phrases articulées et jetées dans l’air ambiant, ce ne sont que mots désertant notre pensée, évadés du papier, enfin libérés.

sgtn_1665_full

J’aime le dire ; les mots sont le miroir de l’âme. On ne s’y perd que pour mieux s’y trouver, pour goûter dans leurs infinies possibilités un peu de cette éternité qui nous fait tant défaut. On y cherche aussi les preuves de notre humanité, convaincus comme on est que le langage en est la caractéristique essentielle. Que peut-on fabriquer au monde de plus nécessaire pour les Hommes que des phrases ?
Alors, c’est vrai que les mots ne peuvent pas toujours panser toutes les plaies et faire recommencer l’amour. Et pourtant, je vous assure que depuis dix mille ans on essaie. On essaie tous. Mais la parole restera à jamais ce qui entretient une société, une pensée, une humanité. Elle est pour toujours à la croisée des chemins avec d’un côté ceux qui ont leur vie à raconter, et de l’autre ce qui ont leur vie à construire.

par Estelle Janin

[1]« Ô temps, Ô mœurs, le sénat le sait, le consul le voit et pourtant ce malfrat vit ! »

Crédit photo: photoshoptuto.com