par Alexandre Brunstein-Compard
Le passage du temps est un phénomène fascinant. Par hasard, au détour d’une playlist, voilà qu’on se met à écouter une musique qui sonne étrangement familière. On réfléchit, on cherche, c’est énervant car on est sûr d’avoir entendu cette chanson quelque part, réécouté sans cesse d’ailleurs ; et adoré même. Alors, après quelque instants de recherches intérieures, cela devient évident : cette chanson est une chanson de votre enfance ; et sa mélodie vous a replongé dans une époque si récente mais pourtant déjà inconsciemment oubliée ; comme laissée à part dans un coin de votre cerveau.
Et là, tous les petits détails anecdotiques reviennent : le motif du papier-peint de la chambre, les balades dominicales au square du coin de la rue, l’expression sur le visage de votre mère à la sortie de l’école. Tout, tout revient, et vous êtes resté assis à votre bureau durant tout ce temps-là ; dans un état méditatif confusément plaisant et déplaisant à la fois. Et en dessous du titre de la vidéo, vous regarder sa date de publication, par curiosité : 2008, il y a 10 ans déjà.
On pourrait ici allonger la liste d’exemples de madeleine de Proust mais je suis certain que chaque lecteur pourra en trouver un personnel, que ce soit une musique, une odeur ou un endroit, à votre guise.
Il est toujours utile de commencer par un lieu commun et c’est bien ce que je compte faire ici. Nous vivons dans une époque très particulière, fascinante car pleine de nouvelles opportunités tout comme de nouvelles menaces. Et il est clair que dans un contexte de mondialisation où les nouvelles technologies rendent tout constamment et instantanément démodé, le passage du temps ne peut être que plus apparent.
C’est là où on en vient à un phénomène qui, selon mon opinion du moins, est relativement récent pour notre génération : c’est celui de la nostalgie. Il est quand même étrange, s’il on y pense, de pouvoir se sentir nostalgique d’une époque qui n’est pas si éloignée dans le temps que cela. Et pourtant c’est belle et bien ce qui semble être train de se produire en France tout comme dans d’autres pays avec la nostalgie des « années 90 ».
De nombreuses soirées années 90 sont organisées, certaines avec même un thème spécifique du type High School Musical ou encore club Dorothée. Dans les boîtes ou en soirée, on danse avec enthousiasme sur la musique du générique de Pokémon ou du Prince de Bel-Air. Sur Facebook pullulent les mèmes présentant des artéfacts incontournables de cette période-là avec comme en-tête : « Si tu te souviens de ça, ton enfance a été géniale ! »
La nostalgie est un phénomène qui a touché toutes les générations auparavant, il n’y a rien de nouveaux à cela. C’est un sentiment qui, loin d’être reprochable, est tout à fait compréhensible. Pourquoi, dans ce cas-là, faudrait-il en débattre ?
Il est difficile d’être rationnel quand on a un attachement émotionnel pour la chose en question mais si on prend le temps d’y réfléchir, on peut clairement voir que tout ce phénomène autour des années 90 soulève quelques questions.
Premièrement, c’est une époque qui a été, et qui est encore, largement mystifiée par les personnes qui y on grandit, c’est-à-dire notre génération. Qu’est-ce que qu’elle a de si particulière l’époque de notre enfance ? La technologie qu’on a aujourd’hui n’était alors que balbutiante et les bananes et porte-monnaie à scratch fluo ne sont pas forcément du goût de tout le monde. C’est la valeur émotionnelle qu’on y attribue qui nous donne une image distordue de cette époque. Mais il n’y rien de mal à cela bien-sûr.
On pourrait aussi se poser la question de la pertinence du découpage par décennie : il en va sans dire que le zeitgeist n’attend pas la fin de la décennie pour changer.
Enfin, c’est la notion de génération qu’il faudrait également remettre en cause. Au fond qu’est-ce qu’une génération et comment peut-on vraiment en mesurer sa cohésion interne ?
La sociologie a des réponses (tout comme des questions d’ailleurs) pertinentes à apporter à ce sujet. Une génération désigne communément un groupe d’individus formant un tout cohérent car étant dépendant des mêmes grands évènements et transformations survenus lors de leur jeunesse.
Selon Bourdieu, les générations sont un concept sous lequel des réalités très différentes sont regroupées. Il explique que les critères sociaux l’emporte sur l’âge : au fond qu’est-ce qui pourrait rapprocher la jeunesse bourgeoise et étudiante pour qui jeunesse rime avec insouciance de la jeunesse plus populaire et laborieuse, pour qui jeunesse rime avec responsabilités.
D’autres sociologues préfèrent faire la distinction entre cohorte et génération. Une cohorte désigne un groupe d’individus étant nés durant la même période de temps, il ne s’agit là donc que d’une catégorie nominative. Elle peut devenir une génération à condition que les individus en question vivent des événements historiques majeurs, créant une mentalité particulière ; permettant à ces individus d’être reconnus et de se reconnaître entre eux.
D’autant plus que dans son usage commun, le terme de génération est bien souvent utilisé de manière abusive ; fourre-tout on pourra même en dire. Certains laissent même entendre dire que le terme de génération serait une invention du marketing dans les années 80 afin de créer différents groupes de consommateurs, chacun ayant été attribué des caractéristiques spécifiques et qui, de cette manière-là, pourraient être plus réceptif à certains messages ; sans nécessairement se baser sur une réalité sociologique.
On vient de le voir, le terme de génération est sujet à débat. Mais alors il serait judicieux de se demander où notre génération se situe ; et si on peut toujours parler de génération. Je pense justement que l’ampleur de ce phénomène nostalgique cache en réalité un manque d’identité et la volonté d’en renforcer, voire d’en créer une autour des années 90. On se situerait donc plus du côté de la cohorte ; mais une cohorte essayant tant bien que de mal de devenir une génération.
Tout ceci est lié à énormément de facteurs. La fragmentation des identités à cause de la mondialisation pourrait en être un. Contrairement à des temps maintenant révolus, les identités ne sont plus ancrées géographiquement. Il ne suffit donc plus pour quelqu’un de grandir par exemple en France pour acquérir une identité française qui soit unique et cohérente. Les identités sont multiples, variables et peuvent parfois se contredirent. Et c’est désormais à l’individu de découvrir et de construire sa propre identité, jouant à présent un rôle bien plus actif.
On pourrait également évoquer la théorie d’un certain Francis selon laquelle nous serions arrivés depuis la chute du mur à la fin de l’Histoire, rendant notre période d’une importance historique moindre. Les générations qui nous ont précédés ont vécus durant leur jeunesse des événements inédits comme l’occupation ou mai 68, créant plus de cohésion entre les différents membres de cette génération.
Au fond, l’une des plus grandes peurs de l’Homme c’est de ne pas être né durant une époque importante historiquement. Et au même titre que le nationalisme ou le patriotisme tend à exagérer l’importance politique ou culturelle d’un pays, on a également tendance à exagérer l’importance historique de l’époque dans laquelle on est né. Tout ceci en réaction à une peur profondément ancrée en nous : celle de la mort. L’un des moyens de devenir immortel est de marquer l’Histoire et être né dans une époque peu importante réduirait nos chances d’y accéder.
La nostalgie est un sentiment bien plus existentialiste qu’on aurait pu y penser. Pour ma part, à défaut de ne pouvoir marquer l’Histoire, il faut que j’aille trouver les sept boules de cristal pour ressusciter Krilin.
Crédit photo: MRadio