Cantat : choisir entre la Morale et l’Art ?

par Yael David

Début mars, l’Ardèche Aluna Festival a annoncé le retrait de Bertrand Cantat de sa programmation. Pourtant, en 2014, il avait pu se produire dans ce même festival au sein de Détroit. Mais voilà, de part le climat actuel marqué par l’affaire Weinstein et les nouvelles accusations de violence déposés contre le chanteur, sa présence sur scène dérange. Pour ceux qui ne le savent pas, l’ancien membre de Noir Désir a été condamné à 8 ans de détention – mis en liberté conditionnelle au bout de 4 ans – pour avoir tué sa compagne, l’actrice Marie Trintignant, en 2003.

En quelques jours, les annonces, pétitions et autres annulations s’enchaînent, si bien que le chanteur lui-même a fini par annoncer l’abandon de sa tournée des festivals, tout en appelant au respect de son « droit à la réinsertion ». Mais qu’est-ce donc ?

Le droit à la réinsertion, c’est le droit pour chaque individu incarcéré d’être réintégrer à sa sortie de prison et d’accéder aux mêmes droits que tout autre individu. Cette réinsertion est devenu la mission principale du système pénitencier suite à la loi du 22 juin 1987. Mais, si la réinsertion d’un individu lambda, bien que parfois mal perçue, semble légitime dans la plupart des cas, celle d’une figure publique comme Bertrand Cantat paraît bien plus compliqué à envisager. Peut-on applaudir l’artiste tout en méprisant l’Homme ? Les deux sont-ils réellement différentiables ?

 

Séparer l’artiste de l’Homme

Le débat qui fait rage sur Cantat porte, en effet, un bien plus grand enjeu. Peut-on considérer comme inaudible, un artiste qui a, en tant qu’Homme, commis un acte atroce ou que l’on ne cautionne pas ? La théorie de Nietzsche, considérant l’art comme quelque chose qui transcende la personne physique qu’est l’artiste, n’est-elle pas envisageable ? La réponse semble varier selon les cas.

Prenons Louis-Ferdinand Céline par exemple, qui a déclenché la polémique ces derniers temps. En effet, la décision de Gallimard de rééditer les pamphlets antisémites de Céline a ravivé la controverse planant autour de l’écrivain. Si certains le considèrent comme un génie littéraire, d’autres ne voient en lui que son antisémitisme. Néanmoins, cela n’empêche pas la réédition de ses autres œuvres, qui sont, en effet, de véritables monstres de littérature. Ayant marqué la littérature française de par son style novateur, il est un monument indéniable de cette dernière et ne plus partager ses œuvres paraît inconcevable aujourd’hui.

L’Homme n’influe pas non plus dans le cas d’Anne Perry. Née Juliet Hulme, c’est sous ce nom que l’écrivaine prendra part au meurtre le plus célèbre de Nouvelle-Zélande : deux adolescentes qui, en 1954, ont piégé la mère de l’une d’entre elles afin de la tuer à coup de briques. Cette histoire n’a pas empêché l’écrivaine d’obtenir le prix Edgar Allan Poe en 2000. Alors certes, les faits sont bien plus vieux, et certains évoqueront le jeune âge de cette auteure le jour du meurtre, mais n’en est-elle pas moins une meurtrière qui continue à être saluée pour son travail en tant qu’artiste ?

Dans ces deux cas, il y a bel et bien une dissociation entre le travail de l’artiste, reconnu et célébré, et les actes de l’Homme. On peut reconnaître la valeur artistique d’un Homme, sans cautionner ce qu’il a lui même dit ou pensé. Il est vrai que cette dissociation est facilité car en lisant un livre, ce n’est pas l’auteur/ l’Homme que l’on a en face de soi, mais bien l’objet d’art lui-même. Mais cela est-il réellement différent pour les chanteurs ?

Prenons, Eminem. Ovationné sur scène et considéré comme un monument du rap américain, la réputation de l’artiste n’est plus à faire. En revanche, celle de l’Homme est une tout autre affaire. Un débat a longtemps fait rage sur sa présumée homophobie. Si ses paroles sont souvent violentes et contiennent parfois des propos clairement homophobes, Marshall a toujours démenti être homophobe, affirmant notamment qu’il était pour le mariage homosexuel. Si le doute qui plane encore aujourd’hui chez certains a terni son image, elle n’a pas pour autant touché la carrière de l’artiste et l’engouement qu’il déclenche. Si bien que l’on est en droit de se demander si, quand bien même de telles allégations étaient vraies, cela n’enlèverait rien à l’artiste. Et que faire des doutes sur les Polanski et autres Woody Allen, figures du cinéma ?

Alors certes, ces gens n’ont jamais été condamné. Mais si le problème avec Cantat repose dans l’injustice que représente, pour certains, la durée de sa peine, que peut-on dire de gens, pour qui selon d’autres, justice n’a même pas été rendu ? Pourquoi certaines monstruosités rendent inaudibles l’artiste et d’autres non ?

Parce que le véritable problème ici réside dans le symbole que Cantat représente : le symbole des violences conjugales, et, des féminicides pouvant en découler.

 

Le symbole des violences conjugales ?

Mais pourquoi donc la venue de JoeyStarr, lui aussi programmé dans le Festival Aluna, qui a été condamné plusieurs fois pour des faits de violences et notamment de violences conjugales, ne pose-t-elle pas problème ? Ne faudrait-il pas, dans un souci de cohérence, appliquer la même sentence à chacun et autant refuser d’applaudir Cantat que JoeyStarr ?

Mais non, car c’est Cantat, et seulement lui, qui porte cette symbolique. Mais ne peut-on pas critiquer ce choix ?

Les violences conjugales c’est 225 000 femmes et 149 000 hommes qui subissent les coups de leurs conjoints chaque année. Les violences subies, la responsabilité de chacun, le traumatisme éprouvé, les raisons… Tant de choses peuvent varier d’une situation à une autre. Vouloir ériger un cas particulier comme le représentant de toutes ces situations sonne donc problématique. Si un vol à l’arrachée ne peut pas être mis au même niveau qu’un vol à main armée ou un vol de « nécessité », comment peut-on penser juger de la même façon le comportement violent et répété envers son ou sa conjointe, une violence inouïe qui ne serait qu’exceptionnel ou celle menant à la mort, parfois voulue, d’autres pas, de l’être aimé ? Ici, non seulement l’on réduit des situations bien différentes derrière un symbole abstrait et impersonnel, mais on le fait porter à une seul situation, et à un seul homme. Assez étrange quand on sait que même des personnes dont la monstruosité ne fait aucun doute, comme c’est le cas de Charles Manson par exemple, ne peuvent pas prétendre à un tel titre que celui d’être le symbole des horreurs qu’ils ont pu commettre. L’horreur, la haine, la violence, le meurtre, le viol… Toutes ces choses n’ont pas de visage, elles transcendent l’Homme. Mais si l’on peut critiquer l’idée même de symbole, le choix fait peut également poser problème.

Car, des propres mots de l’expert-pyschologue qui a examiné Cantat, la relation qu’il entretenait avec Marie Trintignant était « une relation passionnelle ». Elle évoque d’ailleurs, « la nature passionnelle du passage à l’acte. », qui serait donc un acte ponctuel et ne traduirait pas d’un comportement profondément violent. Il paraît donc difficile de voir en ce cas, un symbole représentatif de toutes les violences conjugales subites par des milliers de personnes tous les jours. En effet, les violences conjugales sont basées sur une relation de domination au sein du couple.

Ainsi, Joey Starr, mentionné précédemment, ne constituerait-il pas un candidat plus adéquat pour ce « rôle » ? Ou encore un Chris Brown qui continue d’être adulé malgré ses différentes condamnations pour violences, notamment sur son ancienne petite-amie Rihanna et son ex-compagne Karrueche Tran ? Ou bien un Johnny Deep, ou même un John Lenon ? Que dire alors d’un Sean Connery, décoré de la Légion d’Honneur qui affirme que, frapper une femme, « il y a plus grave » ? Et d’un Eminem qui, sur scène, simule l’assassinat plutôt violent de sa femme sur une poupée gonflable ? Ce genre de comportement ne fait-il pas d’eux de meilleurs candidats à ce statut de symbole – si un tel statut est possible – compte tenu du fait que, comme dit précédemment, la relation de Marie Trintignant et de Bertrand Cantat était présentée comme passionnelle ?

Mais voilà pour certains, l’hypothèse de la relation passionnelle n’est pas envisageable. Pourtant, certaines relations passionnelles fascinent et sont presque érigées comme des modèles de relations amoureuses. C’est le cas de la relation de Rimbaud et Verlaine décrite comme « aussi puissante que leur poésie. », qui aurait pu néanmoins se finir à coups de revolver, le 10 juillet 1873. Verlaine qui, par ailleurs, avait frappé et violé sa femme Mathilde Mauté. C’est aussi le cas d’Amy Whinehouse et Blake Fielder, de Frank Sinatra et Ava Gardner, ou encore Serge Gainsbourg et Jane Birkin. Tant de couples qui ont fasciné de part l’aspect passionnel de leurs relations.

L’idée n’est bien sûr pas de comparer des situations bien différentes, ou d’excuser et minimiser le meurtre de Marie Trintignant, mais simplement de relativiser sur la légitimité de ce véritable procès public.

 

Quand l’art est jugé sur la place publique.

Ce n’est pas la première fois que l’opinion publique veut se faire juge des artistes. Il y a quelques semaines seulement, le chanteur Damso, aux paroles perçues comme sexistes, décide, en commun accord avec la Fédération belge de football, de renoncer à écrire l’hymne de l’équipe des Diables Rouges pour le Mondial 2018. Malgré les nombreuses interviews où il se défend d’utiliser des propos sexistes, le chanteur a été victime de la polémique suivant l’annonce de sa collaboration avec la Fédération. Si l’on remonte un peu plus loin, on peut également parler d’Orelsan qui, encore aujourd’hui, fait l’objet d’une polémique vieille de 10 ans. Une pétition circule pour le retrait de ses 3 récompenses aux Victoires de la Musique, et a, jusqu’ici, récolté 84 000 signatures, plus que celle demandant le retrait de Bertrand Cantat de la programmation du Festival Papillons de Nuit. Orelsan qui avait d’ailleurs fait l’objet d’une campagne similaire en 2009, qui demandait son retrait des programmations de festivals, suite à laquelle il avait notamment été déprogrammé du festival Les Francofolies.

Le juge qui a signé la libération conditionnelle de Cantat en 2007 fustige aussi ce tribunal de l’opinion publique et les réactions qu’il juge « violentes, parfois haineuses » vis-à-vis du chanteur. Il dénonce notamment ce qu’il voit comme une « dictature de l’émotion », créé notamment par la symbolique de cette affaire et le sujet plus que sensible qu’elle représente, où beaucoup semble dicté par les émotions de chacun, et non plus par la raison et le respect du droit individuel. Il rappelle notamment, que Bertrand Cantat, « a été condamné à Vilnius pour «coups mortels» et non pour homicide volontaire.  Il est donc inexact de le présenter comme un «meurtrier», ou pire comme un «assassin». »

Un Etat de droit comme le nôtre implique la primauté du droit de chaque individu. Alors certes, Bertrand Cantat a enfreint la loi, de l’une des pires manières qu’il soit, mais aujourd’hui, ayant payé sa dette, il est dans son droit le plus absolu quand il se produit sur scène. Alors battons-nous contre les violences conjugales en soit, la justice qui est parfois bien trop flexible ou les clichés dans lesquels baigne notre société. Mais ce déferlement de haine sur Cantat, qui, malgré tout, reste un homme avec ses peines et ses regrets, n’apporte rien. Car comme Graham Swift l’a écrit, « Peu importe ce que tu apprends à propos des gens, même s’ils se révèlent être de mauvaises personnes, chacun d’eux a un cœur, et chacun d’eux a un jour été un petit bébé tétant le lait de sa mère…. »

Et l’oublier, c’est oublier une partie de son cœur à soit. L’oublier c’est laisser la violence gagner.

 

Crédit photo: Les Inrocks