par Leo Le Bleis
Les bulles spéculatives sont des manifestations économiques exceptionnelles. Elles se caractérisent par un marché décadent, comme déconnecté de sa fonction primaire : les prix affichés n’ont alors plus rien à voir avec la valeur réelle de l’objet qui est échangé. Les bulles s’étalent de quelques mois à quelques années, et elles sont extrêmement difficiles à reconnaître, et certains économistes plus classicistes doutent même encore de leur existence. Pourtant, les enjeux sont réels. Instabilité, faillite, parfois jusqu’au déclenchement de récessions, les bulles spéculatives peuvent avoir un impact très grave, très puissant, et incontrôlable. En effet, les bulles spéculatives éclatent. Du jour au lendemain, le cours de l’action de votre entreprise peut passer du simple au double, et puis du double au simple, et enfin à zéro. Mais comment différencier un excès déconnecté de la réalité à une réponse mesurée et adaptée à une véritable révolution au sein d’un marché ? Qu’est-ce qui indique que l’augmentation de la valeur de l’action de votre compagnie est justifiée ou non ? Les bulles sont difficiles à reconnaître, et au moins autant compliquées à arrêter.
Un des exemples de bulles spéculatives le plus cité est celui de la tulipomanie. En 1593, un botaniste flamand du nom de Carolus Clusius décida de planter des tulipes au sein du jardin botanique de l’Université de Leyde, au Pays-Bas. La fleur, originaire du Royaume Ottoman et encore méconnue des européens de l’Ouest, vit sa popularité augmenter très rapidement lorsqu’on découvrit qu’elle était capable de survivre à des conditions météorologiques difficiles. De plus, son esthétique et sa grande variété de couleurs participèrent grandement à sa popularisation, et très vite la tulipe devint un objet prisé et de nombreux agriculteurs lancèrent leurs propres variétés. Le reste de l’Europe commença à s’y intéresser très vite, et l’offre ne parvint plus à suivre la demande. En 1634, voyant que le cours de la fleur continuait de grimper, des spéculateurs décidèrent d’investir dans le but de profiter de la montée des prix. Ainsi, un marché très élaboré d’achat et de revente de tulipes s’organisa, adéquatement situé en majeure partie dans diverses tavernes et auberges. Sous forme de contrat à termes, le marché des tulipes poursuivit son inflation. En hiver 1636, le prix d’un unique bulbe de tulipe atteignit des niveaux record, allant jusqu’à l’équivalent du salaire annuel d’un artisan… multiplié par quinze. Le journaliste écossais Charles Mackay relate alors dans son livre « Illusions Populaires et Extraordinaires & la Folie des Foules » (1841) qu’un seul bulbe de tulipe fut vendu contre 5 hectares de terre. Ce n’est qu’en 1637, après qu’un groupe d’acheteurs refusa de se présenter à une vente aux enchères dédiée à la fleur pour cause de peste bubonique dans les environs, que le cours de la tulipe entama sa dégringolade. Les prix se rétablirent très vite à leurs niveaux d’origine, terminant ainsi l’inflation folle des dernières années. Nous sommes alors en droit de nous poser certaines questions : le prix extravagant d’un bulbe de tulipe était-il justifié ? Qu’est-ce qui a provoqué cette montée des prix ? Etait-ce inévitable ?
Figure 1 : cours des bulbes de tulipes en 1636-1637 (c) Richard Cayn
Vous remarquerez l’intervention de spéculateurs juste avant l’accélération du cours des tulipes. La spéculation est un exercice très particulier qui consiste à anticiper le cours d’un marché pour tenter d’en tirer profit. Seulement, elle comporte un risque : la rétroaction. Imaginez qu’un trader, voyant que le prix d’une denrée augmente, décide d’investir. En effet, il décide de spéculer et de parier sur le fait que les prix vont continuer d’augmenter. L’acte d’acheter de cette denrée va accroître la demande et, à échelle suffisante, augmenter encore d’avantage les prix. Voyant que les prix continuent d’augmenter, un autre trader décide d’investir. Et encore un autre. Et ainsi de suite. Le prix de cette denrée devient alors complètement déconnecté de la réalité : les investissements ne se basent plus sur la valeur intrinsèque de l’objet en question ou sur sa pérennité, mais sur l’augmentation des prix en elle-même. Les investissements vont pousser les prix vers le haut, provoquant alors encore plus d’investissement puisqu’une inflation est perçue par certains comme une vertu et un signe de prospérité future. Nous assistons alors à un effet de rétroaction dû à la spéculation, provoquant une déstabilisation du marché et ainsi une bulle spéculative, vouée à éclater. Quelles solutions ? Très peu, en fait. Des régulations préemptives peuvent être instaurées, et elles le sont, visant à empêcher les grands acteurs financiers de trop investir, et devenir insolvables. Cette solution est difficile à implémenter, et parfois insuffisante. Une augmentation des taux d’intérêt est aussi possible, ralentissant les investissements à l’échelle de l’économie toute entière. Cette solution affecterait non seulement le secteur concerné par la bulle, mais tous les secteurs, freinant la croissance de façon uniforme et globale. Pas vraiment désirable, donc. De plus, il est très difficile de reconnaître une bulle avant qu’elle n’éclate. Prenez le marché de la télévision par exemple, qui a connu une très forte augmentation au milieu du 20ème siècle. Certains étaient sceptiques et n’y croyaient pas, prédisant un éclatement de cette potentielle bulle spéculative. Pourtant, aujourd’hui, il est très rare de rencontrer quelqu’un qui ne possède pas de télévision chez lui. Fallait-il tenter d’éclater la bulle ? A posteriori, il est évident que non.
Quelle importance, puisque nous ne pouvons pas les arrêter ? Encore une fois, la meilleure façon d’en discuter est d’utiliser un exemple. En 2007, la crise des subprimes frappa le monde entier. Les bourses s’écroulèrent, les taux de chômage grimpèrent en flèche, et la productivité mondiale s’affaiblit. Il est important alors de noter que cette crise fut déclenchée par une bulle spéculative du marché de l’immobilier aux Etats-Unis. Lorsque les millions de prêts immobiliers effectués par des citoyens américains se sont avérés trop élevés pour les nouveaux taux d’intérêt de la Réserve Fédérale, le marché s’est écroulé. S’en suivit un effondrement du système bancaire, allant jusqu’à provoquer la faillite de géants de la finance comme Lehman Brothers, mais aussi et surtout une augmentation drastique des taux de chômage mondiaux (de 5 à 10% aux Etats-Unis en l’espace de 3 ans), privant d’emploi des dizaines de millions de personnes sur tous les continents. Les conséquences d’une bulle peuvent être dramatiques.
Figure 2 : taux de chômage, Union-Européenne (c) FRED
Il est temps à présent d’aborder la deuxième partie du titre de cet article : les bitcoins. Il est difficile aujourd’hui de passer une semaine sans entendre parler de ces cryptomonnaies apparemment magiques ayant le pouvoir de décupler vos richesses. Peut-être vous est-il même venu à l’idée d’en acheter. Il y a un an de ça, un bitcoin valait 860€ à peine, alors qu’aujourd’hui il en vaut 8 000 (30 Janvier 2018), et ce n’était pas sans passer par un sommet vertigineux s’évaluant à 16 500€, rien que ça. Remontons même plus loin dans le temps, en Janvier 2013, pour se rendre compte que le bitcoin ne valait qu’à peine plus de 14€. Quelqu’un ayant investi 100€ à cette époque serait aujourd’hui l’heureux propriétaire d’un joli pactole de 57 142€. Pas mal, non ? Et pourtant, réfléchissons un peu à notre raisonnement : qu’est-ce qui, à part l’augmentation elle-même du bitcoin, nous indique que sa valeur intrinsèque continue d’augmenter ? En d’autre terme, est-ce que l’augmentation du bitcoin est due à l’économie réelle ou à une économie rétroactive et… spéculative ? Il faut dire que la cryptomonnaie répond à beaucoup de critères. Un marché dérégulé, un engouement extrême, ridicule, et parfois dogmatique, et surtout injustifié.
Figure 3 : Bitcoin/Euro, (c) XE
Le bitcoin repose sur la technologie innovante, extrêmement prometteuse et disruptive qu’est la blockchain. Une cryptomonnaie adoptée par les grandes banques serait promesse d’un monde sans institution financière, où les banques centrales seraient décentralisées et rendues obsolètes. Il faudrait un article à part entière pour discuter du potentiel derrière la blockchain, et nous ne nous étalerons pas sur ça. En revenche, est-ce que le prix actuel du bitcoin est une bonne estimation de ce qu’il vaut réellement ? Gardons à l’esprit que pour qu’une monnaie soit utilisable comme telle, elle doit être stable. Le bitcoin a jusqu’à présent fait preuve d’une volatilité effroyable, le rendant presqu’inutilisable. Là où les cryptomonnaies ont un potentiel, il serait plus judicieux d’en créer une nouvelle. Est-ce que le bitcoin est pour autant une bulle ? Seul l’avenir nous le dira avec certitude.
« Est-ce qu’un bitcoin à $40 000 (32 280€, NDLR) d’ici au milieu de l’année prochaine inconcevable ? Non – mais est-ce qu’il y a une explication rationelle et logique sur pourquoi il devrait l’être, je ne pense pas. »
– Ajit Tripathi, ancien Directeur de Fintech & Digital Banking à PwC, 2017
Des tulipes aux bitcoins, en passant par de nombreuses autres bulles comme la Bulle Internet des années 2000, les bulles spéculatives sont des événements fascinants, témoins de notre condition humaine et de notre appât du gain. Nous évoquions la difficulté que les régulateurs éprouvent lorsqu’il s’agit de contrer les bulles, et nous devons à Alan Greenspan, ancien directeur de la Réserve Fédérale Américaine, le terme d’exubérance irrationnelle. Peut-être faut-il voir là un indice nous disant qu’au final, le meilleur moyen que nous avons d’éviter une bulle, c’est de se comporter de façon intelligente et rationnelle.
[1]http://www.richardcayne.com/richard-cayne-meyer/tulip-mania-bubble-or-no-bubble/
[2] http://www.austriancenter.com/bubble-not-burst/
[3] https://www.ft.com/content/e22cc860-ef4f-11e6-930f-061b01e23655
[4] https://object.cato.org/sites/cato.org/files/serials/files/cato-journal/2011/9/cj31n3-12.pdf
[5] https://fred.stlouisfed.org/series/LRHUTTTTEUM156S
[6] https://www.youtube.com/watch?v=21kGmCsJ5ZM
[7] http://www.xe.com/fr/currencycharts/?from=XBT&to=EUR&view=1Y