Muhammad bin Salam: Un Prince machiavélique?

Par Léo Civalleri

« Aussi est-il nécessaire au Prince qui se veut conserver qu’il apprenne à pouvoir n’être pas bon… » Machiavel, Le Prince, Chapitre XV.

Le 4 Novembre 2017, de nombreux officiels saoudiens, ainsi que 11 princes membres de la famille royale, furent arrêtés sur décret du ministre de la défense et prince héritier au trône Muhammad bin Salman, au nom de son père de 81 ans, le roi Salman.

Mais alors que s’est-il passé ? Était-ce un coup d’État ? Devrait-on plutôt parler d’une « purge » ? Si une chose est sûre à l’heure actuelle, c’est que ce n’était pas un coup d’état. En tant que membre important du gouvernement Saoudien, et étant le fils du Roi Salman, le Prince Muhammad aurait de toute manière connu une ascension fulgurante après le décès de son père, devenant logiquement le prochain souverain saoudien. Cependant, un certain consensus s’est formé entre les commentateurs politiques de tous bords, établissant que cette série d’arrestations doit être vue non seulement comme une purge, mais également comme une tentative du Prince Muhammad de rallier à lui une opinion publique épuisée par l’austérité imposée par les gouvernements saoudiens successifs. En effet, la classe dirigeante se heurte aujourd’hui à une population qui lui est de plus en plus hostile. Épuisée et affamée par les politiques économiques intérieures lui imposant misère et désolation (certaines mesures dont le prince Muhammad était d’ailleurs le principal instigateur), son ressentiment et sa colère sont exacerbés par le train de vie excessif et ostentatoire des différents membres de la famille royale et du gouvernement – notons que le prince Muhammad lui-même aurait acheté un super yacht de plus de 500 millions de dollars en 2015, d’après The Economist. 

On attribue souvent à Machiavel l’adage suivant : « La fin justifie les moyens ». Pour s’assurer que la population le soutiendrait lors d’une future hypothétique lutte de pouvoir contre d’autres prétendants au titre de roi, le jeune prince avait donc besoin d’une action retentissante qui résonnerait avec ce peuple meurtri et à vif. Alors, la répression de la corruption au sein de l’appareil d’État est le moyen qu’aurait choisi Muhammad bin Salman pour arriver à son but. Les arrestations, il faut le noter, visaient d’ailleurs avec une précision chirurgicale des hommes qui jouaient un rôle clef au sein du régime. Ce remaniement peut d’ailleurs être vu comme la suite logique de l’arrestation et de l’emprisonnement de l’ancien ministre de l’Intérieur, Muhammad bin Nayef, lui aussi prince héritier, en juin dernier. La création du Comité Saoudien Contre la Corruption, dirigé par le prince Muhammad lui-même, est ainsi en novembre dernier venue parachever cette purge, avec la condamnation du deuxième fils du feu roi Abdullah, le prince Mutlaib, qui aurait pu devenir un adversaire de taille dans une lutte pour le trône qui semblait devenir de plus en plus imminente.

Cependant, ce changement dans la balance du pouvoir ne doit pas forcément être vu comme l’action d’un futur leader déjà très autoritaire, d’un despote éliminant tous ceux qui l’opposent par peur de perdre son titre. Il faut aussi voir ceci comme un cas classique de realpolitik venant d’un homme qui veut profondément transformer son pays de manière progressiste, et qui aura besoin dans son entreprise d’une classe dirigeante unie et puissante pour arriver à ses fins. Cette série d’arrestation envoie ainsi un message à tous ses ennemis et adversaires, à la fois en dedans et en dehors du pays. Le prince « sudairi » serait-il en train de devenir pour l’Arabie Saoudite ce que Lee Khan Yew fut autrefois pour Singapore, un despote éclairé prêt à tout pour transformer en profondeur sa nation ?

Depuis son arrivé sur la scène politique en 2015, le prince a mené un combat féroce pour rendre la société plus égalitaire –le droit de conduite pour les femmes par exemple, qui s’est accompagné d’une volonté de rétablir un islam tolérant et moderniste dans un pays connu pour sa radicalité cléricale. Par ailleurs, le jeune homme prône une transition économique vers une économie qui ne serait plus dépendante du commerce du pétrole, et qui serait à l’avant-garde des nouvelles technologies vertes. Il n’est donc pas surprenant d’apprendre que de par son ambition de réformer les institutions religieuses, morales, et économiques de l’Arabie Saoudite, il est devenu l’ennemi numéro un de nombreuses factions qui feront tout pour le déstabiliser. Le Prince Muhammad voudrait également affirmer la place de son pays comme superpuissance régionale, et doit ainsi faire face à des menaces extérieures telles que l’influence grandissante de l’Iran et de ses alliés shiites syriens et libanais dans la région –responsables de la démission du premier ministre libanais et allié du roi Salman Saad Hariri, ou les rebelles Houthis au Yémen, qui le tiennent en échec depuis le début de l’opération militaire lancée en 2015.

Si les événements du 4 Novembre 2017 posent la première pierre de ce qui semble être la naissance d’un nouveau dirigeant autoritaire et visionnaire, la position du Prince Muhammad repose néanmoins sur un socle fragilisé par la présence d’ennemis qui s’opposent fermement à sa vision d’une nouvelle Arabie Saoudite, moderne, novatrice, puissante.