Par Maximilien Temin
Chaque année, au mois de mars, les salons Body fitness mettent en avant toutes les nouveautés du monde du fitness. Ce salon, nés dans les années 1990, témoigne de l’évolution de la préoccupation du corps dans les sociétés développées. Si le fait de se préoccuper de sa condition physique n’est bien évidemment pas une nouveauté qui vient des années 1980, le marché du fitness et du bodybuilding viennent, eux, essentiellement des années 1980/90. Éventuellement 1970 en Amérique, toujours en avance d’une quinzaine d’années sur l’Europe.
Certes, on peut dater le culturisme de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. On peut même le faire remonter, en un sens et de façon quelque peu anachronique, à l’Antiquité grecque, qui met en avant des corps masculins extrêmement développés au niveau musculaire. Mais la massification et la marchandisation de la musculation, aujourd’hui devenue une pratique grand public avec ses propres codes, une forme de nouvelle sous-culture, est un phénomène actuel et en pleine expansion.
Se détruire en Occident
Si les marchés du fitness prennent autant d’importance depuis une trentaine d’années, on peut l’attribuer à plusieurs facteurs, mais un fait préoccupant domine tous les autres : la capacité que peuvent avoir les sociétés post-industrielles à générer des pathologies de santé publique. La première qui nous vient naturellement en tête est celle de l’obésité et du surpoids. Si on parle beaucoup des Américains, on peut aussi citer l’Angleterre : 22% d’adultes obèses, ou même les Français, qui détiennent le triste record de 15% d’adultes obèses.
Si l’obésité est une pathologie en soit, elle n’est en fait que la conséquence visible et exposée à l’ensemble de la société d’un problème de santé qui touche la très grande majorité des Occidentaux. Le manque d’activité physique et une alimentation extrêmement déséquilibrée, très riche en graisses saturées, en glucides à IG élevés… Ce désastre pour l’organisme, s’il est évident dans le cas des obèses, ne touche pas que ceux-là. Le surpoids est également un enjeu de santé public, au même titre que l’obésité. Et même dans le cas d’individus qui, pour des raisons génétiques, ont moins tendance à prendre du poids, ce genre de mal-être lié à un mauvais rythme de vie demeure omniprésent. Autrement dit : tout le monde est touché.
Le rythme de vie imposé par la société urbanisée du tertiaire est le principal responsable. Un employé de bureau qui travaille péniblement sur une chaise toute la journée ne se dépense pas, bien qu’il s’use psychologiquement, et pour pallier sa névrose, sa solitude de plus en plus extrême et sa frustration, il consomme. Disons-le plus crûment : il bouffe et regarde la télé. Schéma cliché, caricatural, mais ô combien empreint de vérité.
Un des problèmes les plus radicaux, qui en font des enjeux quasiment anthropologiques, ce sont les transformations hormonales que cela implique. Les produits alimentaires blindés de perturbateurs endocriniens, de même que l’obésité et le manque d’activité physique entraînent à la fois une baisse jamais vue auparavant de la testostérone chez l’homme, et des déséquilibres hormonaux de façon généralisée à la fois chez les femmes et les hommes. Les hormones étant la clef de compréhension des pulsions humaines, ce sont les passions des êtres humains que notre mode de vie tend à transformer. Nous rendant complètement esclave des impulsions. Et, en dernière instance, des impulsions du marché à consommer.
(Essayer de) Prendre soin de soi en Occident
Face à cela, quelles solutions ? C’est de reprendre le contrôle de soi qu’il s’agit. Les freudiens diraient de re-donner du pouvoir au Surmoi. Pas une mince affaire. La solution la plus évidente : bien manger et faire du sport, se faire violence pour y arriver. Mais dans une société où l’offre tend de plus en plus à conditionner la demande, pas si facile. Une multitude de problèmes se sont très vite posés à ceux qui, après la mutation massive au tertiaire des Trente Glorieuses, se sont posés la question de prendre soin d’eux. Pour commencer, les inégalités sociales qui diminuent l’accès des plus pauvres aux fruits et légumes. Ensuite, le caractère total de la société de consommation qui exerce une pression sur l’individu et l’empêche de dévier du modèle de consommation dominant.
C’est sur cette base, et en réponse à cette problématique, que la société de consommation a produit un nouveau marché : le marché du fitness. Des gens, généralement des classes moyennes urbaines, qui veulent prendre soin d’eux et qui sont prêts à y mettre les moyens. Financiers, évidemment.
Pour commencer, il fallait canaliser et stimuler la demande. Pour cela, il fallait trouver un embryon de sous-culture qui allie prendre soin de soi et mode de vie urbain. Le culturisme, notamment par l’aspect spectaculaire de ses pratiquants les plus assidus, est celle qui été très rapidement sélectionnée. Celle-ci, qui existe dans sa forme contemporaine depuis au moins la fin du XIXe siècle, consiste à penser le développement musculaire comme une fin en soit, par le biais d’une activité physique mécanisée. Le principe est simple : en infligeant à son corps des efforts inhabituels par le biais de charges elles-même inhabituelles, on inflige des micro- traumatismes, des micro-lésions, à son tissu musculaire qui, pour s’habituer à cette nouvelle activité, va se reconstituer en prenant du volume. C’est l’hypertrophie musculaire.
Quel rapport, donc, avec le marché du fitness ? Le rapport est immense, puisque c’est le culturisme qui le symbolise et le cristallise le mieux.
Des idoles culturiste grand public émergent alors dès les années 1970 et explosent dans les années 1980, notamment aux États-Unis : Arnold Schwarzenegger en tête. La culture du mass bodybuilding commence alors à apparaître en Occident, et avec elle, son corolaire : le monde du fitness. Les possibilités commerciales paraissent presque sans fin : compléments et suppléments alimentaires, protéines en poudre, matériel, business des salles de sport, nourriture saine (parfois seulement supposée saine). Comme dans tout marché, on retrouve même des produits au black : stéroïdes et boosters hormonaux…
La musculation semblait en effet être l’activité physique idéale dans la société du tertiaire. L’employé passe du bureau à la salle de sport. En fait, il produit puis il consomme du bien-être.
Et ce qui motive le consommateur, ça ne va pas être de prendre soin de soi pour prendre soin de soi, dans l’immédiat. Le consommateur, avec sa vision d’homo economicus, va penser l’entraînement sportif comme un moyen transitoire d’accentuer ses possibilités de consommation. Dit plus simplement, le pratiquant de musculation pense essentiellement à améliorer son esthétique pour accumuler du capital symbolique. Pour plaire, avec toutes les conséquences sociales que cela peut impliquer : charisme sur le milieu professionnel (capital économique), considération sociale (capital social), ou même augmentation du potentiel de séduction (capital symbolique)… Si la musculation est l’activité physique de masse la plus pratiquée dans les salles de sport urbaines, c’est essentiellement parce que la mentalité bodybuilding, c’est une mentalité capitaliste. On accumule du capital musculaire comme n’importe quel autre capital, et on pense une séance comme productive.
S’il est vrai que certains sports ont émergé en reposant sur le bodybuilding, comme le soulevé de terre, les objectifs de la plupart des pratiquants de musculation ne sont pas des buts sportifs, mais des buts sociaux. La finalité, c’est de maximiser toujours plus sa capacité à accumuler du capital, et booster sa puissance sociale.
La culture bodybuilding et ses dérives
Dès lors, la demande suivant largement le marché en question, fleurit une nouvelle sous-culture destinée aux masses. Chaque année, des grands-messes réunissent les pratiquants de musculation qui, d’ailleurs, ont leurs idoles : Schwarzenegger pour les plus anciens, ou Zyzz pour les plus modernes (de son vrai nom Aziz Shavershian, bodybuilder mort en 2011 suite à la prise de stéroïdes). De nouvelles techniques, c’est-à-dire, en fait, de nouveaux appareils, émergent, de même que de nouveaux concepts liés à la musculation.
En fait, c’est un monde qui a ses codes, et, même, son propre langage. Et dont on peut en outre interroger le caractère élitiste. Par définition, une sous-culture promouvant le soin du corps — parfois poussé jusqu’à l’excès — se pense forcément comme universelle ; souhaitable et applicable à tout le monde. Et effectivement, les études les plus récentes tendent à abonder en ce sens. La pratique d’une activité de musculation à partir de l’adolescence paraît accompagner de façon avantageuse le développement de l’organisme. Alors, en dépit de l’élitisme parfois un peu agaçant dont font part les bodybuilders, ne peut-on pas penser que dans une société capitaliste qui place le tertiaire non-physique au coeur de l’activité productive, la musculation est, en effet, le meilleur moyen de pallier les pathologies structurelles de santé ?
Allons plus loin. S’il est vrai que le marché a généré une culture de la musculation et du bien-être (qui sont tellement liées qu’elles en sont quasiment confondues), peut- on penser le dépassement de ce marché ? Après tout, si la musculation est bon pour le développement physique des adolescents, pourquoi ne pas envisager des interventions publiques pour pousser — de façon incitative ou contraignante, chacun son avis et son rapport à l’autorité — les plus jeunes dans les salles de sport ? Plutôt que de continuer avec la mentalité individualisante qui ferait des pratiquants de musculation les plus responsables vis-à-vis de leur santé, ne doit-on pas estimer que la salle de sport doive devenir un passage obligé pour chaque individu dans un avenir proche ? Dans cent ans, pourra-t-on dire : le XXIe siècle, de l’obèse au néo-hoplite ? J’en suis convaincu. Pour parodier Malraux : « Le XXIe siècle sera musclé ou ne sera pas ».
(c) Photo de couverture: bodybuilding.com