Paradise Papers, ou l’art de l’évasion fiscale

Par Léo Le Bleis

Le 5 Novembre 2017, le journal allemand Süddeutsche Zeitung, en collaboration avec le Consortium International des Journalistes d’Investigation, révélait au grand public le deuxième volet de leurs premières révélations datant de l’année précédente, les Panama Papers. Ces 13,4 millions de documents électroniques détaillent les investissements offshores de compagnies comme Twitter, Uber, Yahoo!, McDonald’s, mais aussi de célébrités et personnes influentes telles que Bernard Arnault ou encore la Reine Elizabeth II, tous aidés par des cabinets d’avocats spécialisés tels que Appleby, dont nombre de ces documents proviennent. A la frontière de l’illégal, mais parfois bien dans le royaume de l’immoral, l’évasion fiscale prive les Etats de centaines de milliards d’euros de recettes en taxes, avec plus de 1000 milliards d’euros par an s’envolant vers des paradis fiscaux rien que pour les pays Européens.[1] Les Bermudes, l’île de Jersey, l’Irlande, ou encore le Luxembourg, tous garantissent des taux d’imposition très bas et une discrétion assurée. Ces révélations, intelligemment appelées Paradise Papers, justifient-elles l’hystérie ?[2]

Commençons par un exemple. En 2013, Tim Cook, déclarait devant le Sénat américain qu’Apple payait l’entièreté des taxes qu’ils devaient et qu’ils « ne cachaient pas d’argent sur une île dans les Caraïbes ». L’attitude défensive du PDG d’Apple intervient en réponse à des accusations mettant en évidence l’enregistrement par la firme de $270 milliards d’actifs intangibles en Irlande dans le but de profiter de leur politique d’allégement fiscal et de payer par conséquent beaucoup, beaucoup moins de taxes que prévu. Après la mise en exergue de cette stratégie, Apple a cherché conseil auprès du cabinet d’avocats Appleby pour dénicher un autre paradis fiscal. Les critères sont explicités dans les Paradise Papers, et incluent une assurance d’exemption de taxes, mais aussi de stabilité fiscale, et de discrétion. Au final, l’île de Jersey fût désignée comme favorite, ayant un taux d’impôt sur les sociétés de 0%, entraînant donc des milliards de dollars de manque à gagner en impôt sur des actifs qui n’ont, à l’origine, aucun lien avec l’île de Jersey.[3]

Pourquoi ne pas obliger Apple à rembourser cet argent ? Tout simplement parce que l’illégalité de la manœuvre n’est pas démontrée. En réalité, l’évasion fiscale dispose de deux pans bien distincts : la fraude fiscale et l’optimisation fiscale, et la différence entre les deux est floue. Le Conseil des prélèvements obligatoires définit la fraude fiscale comme de l’évasion fiscale effectuée à l’aide de moyens illégaux et le contournement volontaire de la législation, et inversement pour l’optimisation fiscale, qui reste bien dans les limites de la loi pour échapper à un impôt, ce qui inclut les régimes dérogatoires, les niches fiscales, et parfois aussi l’investissement offshore. En France, il faut déclarer ce que l’on possède et payer ses impôts en conséquence… si on est une personne morale. En effet, la loi oblige à déclarer un compte à l’étranger uniquement dans ce cas-là, et exclut donc les entreprises.[4] Qu’est-ce qui empêche Google, ou encore Facebook, d’établir son siège européen en Irlande et de bénéficier d’un impôt sur les sociétés fixé à 12.5%, contre 33.3% en France ? De la même façon, qu’est-ce qui empêche Apple de baser certains de ses actifs sur l’île de Jersey ? La réponse est simple : pas grand-chose, étant donné les lois actuelles.

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Alors pourquoi l’hystérie ambiante autour des Paradise Papers ? En France, c’est entre 100 et 140 milliards d’euros de recettes par an qui disparaissent à cause de l’évasion fiscale, dont 60 à 80 sont attribués à la fraude fiscale à elle-seule.[5] En comparaison, le trou de la sécurité sociale dont on parle tant est évalué à 4,4 milliards d’euros en 2017.[6] De plus, ces stratégies bénéficient principalement aux multinationales, capables d’établir de tels réseaux à l’aide de cabinets d’avocats d’élite dans le monde entier. Les plus petites entreprises se retrouvent alors en compétition avec de grands groupes payant moins d’impôt qu’eux. Par ailleurs, dans des pays comme la France, l’évasion fiscale déplace la charge fiscale des multinationales vers les autres acteurs, autrement dit les plus petites sociétés, les ménages, mais aussi les services et les produits que nous consommons, et participe donc à la création d’inégalités. En particulier, les pays en voie de développement sont vulnérables puisque leur administration fiscale est moins développée que les pays de l’OCDE et ne dispose pas des mêmes outils de lutte contre l’évasion fiscale. Il s’agit de 12,000 milliards de dollars qui se sont envolés des 150 pays les plus pauvres de la planète depuis 1970. Les revenus des impôts engendrés par cette somme astronomique auraient pu être réinvestis dans les infrastructures, les écoles, les systèmes de santé… Mais les entreprises concernées, majoritairement des multinationales basées au Nord, exploitent les matières premières de ces-mêmes pays et partent sans payer d’impôt sur les profits réalisés.

Depuis quelques années, les pays du Nord tentent de répondre à ces problématiques en encourageant notamment le libre accès et l’échange entre les pays des informations concernant les investissements offshores des multinationales, ce qui permettrait ainsi au FISC, mais aussi aux particuliers et aux journalistes d’investigation comme ceux ayant révélé l’affaire des Paradise Papers, de voir l’étendue des réseaux de sociétés et de fonds fiduciaires établis à l’étranger. Mais le problème de la lutte contre les paradis fiscaux est aussi un problème au moins d’ethnocentrisme : lorsque les pays du Nord luttent pour rapatrier des revenus fiscaux vers chez eux, cela empêche potentiellement des pays émergents où certaines filiales sont installées de percevoir leur juste part de revenus. A la conférence Financing for Development à Addis Abeba en 2015, les pays en développement et émergents ont demandé qu’un corps de fiscalité soit établi au niveau des Nations Unies, composées de 193 pays, et non plus de l’OCDE, composée seulement de 34 pays, permettant ainsi une unicité et une synchronisation équitable des règles en matière de fiscalité au niveau mondial. Cette demande fut formellement refusée par les pays de l’OCDE, et aujourd’hui seule cette dernière peut définir les règles de fiscalité internationale. [7]

Nicolas Sarkozy déclarait au G20 de Londres en 2009 : « Le temps du secret bancaire est révolu ».[8] Pourtant, les Paradise Papers révèlent aujourd’hui que le problème est encore bien réel. Entre les sociétés écrans et les fonds fiduciaires garantissant l’anonymité de leur propriétaire, et la difficulté d’atteindre l’information pour les autorités pertinentes, il semblerait que la lutte contre l’évasion fiscale ait encore un long chemin à faire et que le problème soit, en fin de compte, systémique.

[1] https://www.yumpu.com/fr/document/view/12038753/rapport-du-syndicat-national-solidaires-finances-publiques

[2] http://www.lemonde.fr/financement-de-la-sante/article/2017/09/27/le-deficit-de-la-securite-sociale-moins-important-que-prevu_5192540_1655421.html

[3] http://www.liberation.fr/futurs/2015/07/16/sommet-a-addis-abeba-y-a-qu-a-faucons_1349020

[4] https://www.youtube.com/watch?v=Uzk8UD_b99M

[5] http://fr.reuters.com/article/topNews/idFRPAE93B07H20130412

[6] http://www.lemonde.fr/paradise-papers/article/2017/11/11/ce-que-les-paradise-papers-nous-ont-appris_5213511_5209585.html

[7] https://www.irishtimes.com/business/apple-s-cash-mountain-how-it-avoids-tax-and-the-irish-link-1.3281734

[8] http://www.lemonde.fr/panama-papers/article/2016/04/04/offshore-ce-qui-est-legal-ce-qui-ne-l-est-pas_4895041_4890278.html

(c) Photo de couverture: TIME Magazine