Le rap game depuis les années 2000 — Kaaris, néon publicitaire pour Gucci ?

Par Maximilien Temin 

« Avec tout ces gens qui souffrent dans ce monde, j’sais même pas pourquoi j’parle de moi, / Mais faut faire rentrer des ronds, sinon t’es mort gros, c’est la loi ». Le 3 novembre, c’est le nouvel album de Kaaris, Dozo (du nom des guerriers africains) qui sort. Depuis l’explosion du rap en France dans les années 1990, avec des groupes comme Ministère AMER ou Suprême NTM, le genre a évolué en se diversifiant énormément. En s’alignant sur les modèles des rappeurs américains, les rappeurs français — et peut-être davantage leurs boîtes de production — ont surfé entre rap conscient, rap gangsta, rap hardcore, rap egotrip…

Mais aujourd’hui, ces classifications n’ont presque plus de sens. Le rap est devenu une musique incontestablement commerciale et, osons le dire, une musique mainstream. La Fouine fait des featurings avec Patrick Bruel (« Maux d’enfants »), pendant que Stromae chante avec Orelsan et Maître Gims (« Avf » https:// http://www.youtube.com/watch?v=q9hW4MLNp5E). Le rap français, c’est un ensemble extrêmement divers, avec des artistes en perpétuelle évolution. Parler de la vulgarité du rap français en amalgamant Nekfeu, Oxmo Puccino et Damso, c’est un non-sens.

En revanche, il est vrai qu’une mode s’est lancée depuis le milieu des années 2000 , qui a explosé au début des années 2010 en France : un mélange de rap egotrip, de rap gangsta et d’hardcore qui, aujourd’hui, est au coeur des grosses productions du rap français. Certains l’appellent la nouvelle vague. On peut s’amuser à parler de rap game. Peu importe le nom. Mélange de plein de sous-genres importés des États-Unis, notamment par Booba, la seule règle, c’est d’en faire toujours plus dans la vulgarité.

Une histoire de la vulgarité dans le rap français

Il serait faux toutefois de penser que l’emprise des maisons de production a vulgarisé les textes du rap français. Si certains groupes comme Assassin se distinguent dès les années 1990 par des textes très lissés et conscients, en s’adressant à un public plus élitiste, NTM (littéralement « N… ta mère ») chante déjà « Ma Benz » : « Laisse-moi zoom zoom zang/ Dans ta Benz Benz Benz » (https:// http://www.youtube.com/watch?v=0sqNqbfCGIo). Ne faisons donc pas des années 1990 un âge d’or de la bonne tenue dans le rap. En revanche, NTM donne l’impression de chanter. La vulgarité de ses textes est gommée par le rythme de la musique. On ne prend pas Joey Starr au sérieux, parce qu’il ne donne pas l’impression de nous parler directement. Il chante.

La différence fondamentale, c’est que dans le rap game, on nous parle. Chez Kaaris, on a l’impression que c’est à nous que l’on s’adresse. « Continue à glousser […] tu pourras griffer ton cercueil ». La différence n’est pas que dans le niveau de vulgarité. Elle est dans l’agression de l’auditeur. On nous parle. Ce n’est pas comme Joey Starr, qui donne la sensation de s’adresser à une illustre inconnue, ici, c’est celui qui écoute, que l’on provoque. Autre différence fondamentale : à l’époque, la vulgarité a des prétextes. Ça peut être de s’en prendre à un système pensé comme inégalitaire, dénoncer les injustices sociales… Même si ce ne sont que des prétextes, même si les injures sont déjà au coeur de la musique, il y a au moins une excuse.

Dans le rap game, cependant, la vulgarité est un but en soi : il faut être toujours plus vulgaire, plus hardcore, montrer des armes plus grosses, de plus en plus de femmes en tenues légères, montrer des gros muscles (souvent photoshopés), sortir des insultes de plus en plus hard… quitte à finir avec des textes qui n’ont plus aucun sens. Et Kaaris en est le meilleur exemple. Justement découvert lors de son featuring « Kalash » avec Booba, il symbolise cette surenchère permanente qui peut parfois aller jusqu’à l’absurde.

Chez Booba ou Kaaris, dans le rap game, on est vulgaire POUR être vulgaire. Et c’est justement la faiblesse de cette branche du rap français. En effet, si la vulgarité devient un objectif en soi, alors c’est un genre très vite voué à disparaître. Une fois qu’on a montré quinze Mercedes (« Je fais des cauchemars où je suis poursuivi par des Mercedes GT », https://www.youtube.com/watch?v=wW1nduD3t_s), cinquante strip-teaseuse et trois kalachnikovs dans le même clip, on peut faire le pari d’en rajouter encore, mais ça ne peut pas durer éternellement.

Dans ce cas, deux issues : soit ce genre disparaît d’ici dix ans en s’étouffant dans sa fuite en avant, soit il mute et se décompose. La fuite en avant, c’est le fait d’en faire toujours plus dans la violence, quitte à générer une réelle mise en abîme. C’est ce qui est aujourd’hui inhérent au rap game, où les clashs deviennent réalité à travers les réseaux sociaux (ou semblent devenir réalité, tout est une question d’image dans la société du spectacle). L’autre solution, celle qui, en fait, semble se profiler, c’est la solution PNL : récupérer la vulgarité des grosses productions traditionnelles pour innover musicalement, et pour chercher à replacer une forme de critique sociale dans les textes. Retour aux sources ? Il y a peut-être un peu de ça, au moins dans le fond.

Un public : oui, mais lequel ?

Et cette surenchère, ce mélange entre tout ce qu’il y a de plus vulgaire dans le rap, quel public arrive-t-il à séduire ?
Tout d’abord, la demande. Il est évident que si ce genre fonctionne, c’est surtout qu’il y a un public. La caricature de celui qui s’intéresse au rap game, ça serait un archétype fantasmé de délinquant de cité. Rien de plus faux. Le rap, aujourd’hui, c’est de plus en plus l’affaire de tout le monde. Jusque dans les appartements de la jeunesse dorée du XVIe arrondissement, on entend    « Beaucoup de munitions / Dans mon sac Louis Vuitton ».

D’ailleurs, qui peut se le payer, le sac Louis Vuitton ? Plutôt le fils d’ouvrier de Bobigny, ou le jeune moyen de Neuilly-sur-Seine ? Déjà en 2007, Anthony Pecqueux, dans Voix du rap: Essai de sociologie de l’action musicale, mettait en avant l’attrait des jeunes des quartiers chics pour la violence de la culture hip-hop. En 2015, Karim Hammou écrit Rap et banlieue : crépuscule d’un mythe ?, où il affirme que non, les « jeunes de banlieue » ne sont pas les seuls qui écoutent du rap. Loin, très, très loin de là. Par rébellion adolescente, pour embêter papa et maman, pour le sentiment de puissance que cette musique peut dégager, pour rire… beaucoup de raison d’écouter Kaaris. Mais optons pour une autre forme de raisonnement. Regardons cela du point de vue de l’offre. À qui les maisons de production VEULENT s’adresser ? Quelle est la mentalité dégagée par ces textes ? Si on devait résumer ces mentalités en deux mots, ce serait « nouveaux riches ». Ce qui veut tout et rien dire.

Fondamentalement, la mentalité « nouveau riche », c’est celle de l’exubérance. Celle de la consommation ostentatoire des produits de luxe (le fameux « sac Louis Vuitton »), et de la bouteille de Dom Pérignon en boîte de nuit. Et c’est ça qui peut rassembler un dealer et un trader — deux noms anglo-saxons, comme quoi… Ce sont des nouveaux riches. Individuellement comme au niveau de l’émergence de la « profession ». Dans les deux cas, ces « nouveaux riches » sont apparus avec la mondialisation et les marchés permissifs. Les habitudes de consommation de ces « nouveaux riches » sont similaires. Et c’est cette mentalité — en fait, ces habitudes de consommation — que ces maisons de disque promeuvent. Comme dit Lacrim dans « Gustavo Gaviria » : « Madame je n’suis pas riche, / J’suis juste un pauvre qui a de l’argent ».

Kaaris, une immense page de pub pour les marchés libertaires issus de la mondialisation ? Il y a de fortes raisons de penser qu’en dépit de toute la bonne volonté des rappeurs pris individuellement, il y ait un peu de ça.

Le ver était-il dans le fruit ?

La question qu’on peut alors être en droit de se poser, c’est : le ver était-il dans le fruit ? Chez les rappeurs de la première génération, en tout cas en France, a-t-on déjà Kaaris ? Ou est-ce que toute cette vulgarité n’est qu’un produit des méchantes maisons de disque ?

Sans doute un peu des deux. Il est évident que la provocation est au coeur des textes des premiers rappeurs, et que c’est une partie inhérente à la culture hip-hop en général. Même si elle n’est pas utilisée dans le même but qu’aujourd’hui, c’est très clairement quelque chose qui reste significatif dans cet univers-là. Mais la différence fondamentale réside dans la finalité. Quand on pense rap français dans les années 1990, on pense aux piques cinglantes de Joey Starr qui ne veut pas se faire récupérer par Jack Lang (« On n’est pas potes avec Jack Lang », et qui s’en prend à Chirac.

Aussi factice et illusoire que cela ait pu être, on ressent un désir de rébellion, d’indépendance. Alors qu’aujourd’hui, le rap s’avère de plus en plus être un relai culturel, et même commercial, de la consommation ostentatoire. Il suffit de jeter un coup d’oeil à l’Instagram de Booba, qui a très récemment affiché le prix de sa nouvelle montre toute incrustée de diamants : plus de 350 000 euros.  Et même sans aller jusque-là, on peut toujours s’amuser à compter le nombre de marques — pour ne pas dire de placements de produits — dans les albums du rap game : « Je veux briller comme les vitrines de chez Van Cleef » (www.dailymotion.com/video/x39sa9j), « J’ai la Dolce Vita couvert de Gucci » (https://www.youtube.com/watch?v=iIm34pE9g9I), etc..

Si le rap français est nettement plus divers que cela et va bien au-delà du rap game, il est évident qu’une énorme partie du rap français mainstream est devenue rap game. Ce mélange de genres venus des États-Unis a récupéré la culture hip-hop, et a subtilement retourné les mécanismes de cette culture contre elle-même. Pensée comme une contre-culture alternative, elle est devenue non seulement grand public, mais le relais de ce qu’elle dénonçait.

Le plus amusant, néanmoins, c’est peut-être de s’amuser à comparer les productions françaises aux productions américaines. L’impression qui s’en dégage très rapidement, c’est que le rap game français est une immense parodie du rap américain. Jusqu’à ce que tous les rappeurs français ne parlent de ceux-ci dans leur texte. Pour rester focalisé sur Kaaris, on a l’exemple de « Comme Gucci Mane ».

Et de l’autre côté, le rap « non-rap game » en France, qu’en est-il ? Il existe. Est partagé entre rap conscient (typiquement Kenny Arkana) et rap en voie de « popisation ». C’est-à-dire un rap qui dévie de plus en plus vers la pop music. Plus haut, j’évoquais La Fouine qui chante avec Patrick Bruel. On est tout à fait là- dedans. Il faut aussi voir la direction que prend un Maître Gims, qui, dans son dernier featuring avec Orelsan (« Christophe Maé »), se dit lui-même être le pont entre « Young Thug et Georges Moustaki ».

 

Finalement, ce qu’on appelle « rap », c’est un ensemble extrêmement composite. Un mélange, conscient ou pas, entre le rap américain, la pop music et la chanson française. Qu’on ne peut pas, si on est honnête, résumer au seul rap game, tentative de parodier les rappeurs hardcores américains. Et ces rappeurs, pour garder des textes toujours plus hardcores encore longtemps, devront faire preuve d’inventivité. Et d’énormément, énormément de cynisme.

(c) Photo de couverture: rap-up.com