Les paradoxes mathématiques

Par Antoine de Saint Germain 

D’emblée, l’article semble bien mal engagé. D’une part, la présence du mot “mathématiques” rappelle, pour un nombre bien trop grand de lecteurs malheureux, des années d’ennui au lycée, au bac ou même en A-Levels (en effet, les maths sont internationales) ; si vous êtes toujours en train de lire l’article, je suis impressionné. D’autre part, comment est-il possible qu’une matière « sèche et objective », qui a pour but d’être absolue et vraie, contienne des paradoxes ?

Ah oui tiens, la phrase paradoxes mathématiques est en soi un paradoxe, non ? On est mal barré… Essayons de clarifier ce titre volontairement provocateur.

Il existe plusieurs types de paradoxes en maths. Parmi eux, il y a les faux paradoxes. Ce sont des paradoxes qui contiennent une erreur de logique (comme la preuve que 1=2) ou alors qui reposent sur une mauvaise compréhension du problème (comme les paradoxes de Zéno). Ces paradoxes sont troublants, mais n’ont pas beaucoup d’intérêt une fois résolus.

Je vous propose donc plutôt de découvrir une autre collection de paradoxes qu’on appelle paradoxes véridiques, beaucoup plus amusants.

Les paradoxes véridiques sont ceux qui sont vrais mais ne le paraissent pas. Par cela nous voulons dire mathématiquement vrais mais intuitivement faux. Nous allons en découvrir trois de manière explicite, et je terminerai avec une petite liste d’autres paradoxes que vous pourrez aller découvrir.

Le premier paradoxe fut découvert par Galilée. La construction du paradoxe est facile, mais le résultat troublant à premier abord.

« Il y a autant de nombres entiers qu’il y a de nombres pairs ».

  • Nombres entiers (: nombres 1, 2, 3, 4, etc. Également appelés nombres entiers naturels.
  • Nombres pairs (2: nombres 2, 4, 6, 8, 10, etc. (tous les nombres entiers divisibles par 2).
  • Nombres impairs (: nombres 1, 3, 5, 7, 9, 11, etc. (tous les nombres entiers qui ne sont pas pairs)

Les lecteurs aguerris remarqueront que chaque nombre entier est soit pair, soit impair, comme nous pouvons le voir :screen-shot-2016-12-15-at-10-52-17-pm

Au vue de cette séquence de nombres, on serait tenté de dire qu’il y a 2 fois plus de nombres entiers qu’il n’y a de nombres pairs, comme les nombres pairs sont « un nombre sur deux » !

 Regardons de plus près le problème. Imaginez un match de foot entre l’équipe bleue et l’équipe rouge. Ici, chaque point (rouge ou noir) correspond à un joueur.

screen-shot-2016-12-15-at-10-52-17-pm

Imaginez maintenant que vous voulez comparer le nombre de joueurs dans chaque équipe. Comment faire ? La méthode la plus évidente est de compter le nombre de joueurs dans chaque équipe, et de comparer le total.

Dans ce cas-ci, on remarque que l’équipe rouge a un joueur en moins.

Jusqu’ici, rien de compliqué.

Mais que ce passe-t-il si vous ne voulez plus comparer le nombre de joueurs dans chaque équipe de foot, mais le nombre de supporters rouge et bleu, qui sont installés dans les tribunes ? D’un coup, il vous faut compter un très grand nombre de personnes, et les compter un par un prendrait beaucoup de temps. Il nous faut donc trouver une autre façon de comparer le nombre de supporters.

L’idée est la suivante : plutôt que de compter chaque supporter, et de comparer les totaux, on va demander à chaque supporter de l’équipe rouge de se mettre à côté d’un supporter de l’équipe bleu. À la fin, on compte les supporters (bleus ou rouges) qui n’ont pas de partenaire afin de comparer le nombre de supporters rouges et bleus. Dans notre match de foot au-dessus, cela donne :

screen-shot-2016-12-15-at-10-56-38-pm

On voit tout de suite qu’il y a un joueur dans l’équipe bleu qui n’a pas de partenaire dans l’équipe rouge : on en déduit que l’équipe bleu a un joueur de plus que l’équipe rouge !

Assez de foot, revenons à nos moutons et à notre cher Galilée. Galilée réalise très rapidement que compter tous les éléments  d’un ensemble pour pouvoir le comparer à un autre ensemble est impossible quand cet ensemble est infini (comme les nombres entiers de tout à l’heure). Plutôt que d’abandonner, Galilée réalisa que la deuxième façon de comparer les ensembles était beaucoup plus pratique. Pour comparer deux ensembles, il suffit de créer des « couples » : un élément dans le premier ensemble associé à un élément dans le deuxième. Ainsi, chaque élément a « partenaire unique » qui vient de l’autre ensemble ! Ensuite, il suffit de compter, s’il y en a, les célibataires, pour connaître la différence de taille entre les deux ensembles. En gros, faire exactement comme nous l’avons fait pour les joueurs de foot.

Voyez-vous la preuve du paradoxe maintenant ? Galilée appliqua ce raisonnement aux nombres entiers et aux nombres pairs. Et voici le résultat

Nombres entiers 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Nombres pairs 2 4 6 8 10 12 14 16 18 20

Avec cette « méthode d’accouplement », chaque nombre entier (n) a un nombre pair correspondant (2n), et au final, il n’y a pas de célibataires ! Ce qui signifie que les deux ensembles infinis ont la même taille, c’est à dire qu’il y a « autant » de nombres entiers que de nombres pairs ! (Cette taille, qu’on appelle infinie dénombrable, s’écrit ). Romantique ces nombres !

Le deuxième paradoxe mathématique dont je veux vous parler est le paradoxe de l’hôtel infini de David Hilbert[1]. C’est peut-être l’un des paradoxes mathématiques les plus célèbres. Voici l’énoncé :

Imaginez un hôtel avec un nombre infini (mais dénombrable) de chambres. Un soir, toutes les chambres sont occupées (il n’y a donc plus de place dans l’hôtel). Malgré cela, l’hôtelier peut toujours accueillir un nouveau client.

            Comment savoir si ce que je vous dis est vrai ? Attribuons à chaque client de l’hôtel un numéro (1, 2, 3, 4, etc.). Il y a un seul client par chambre et, ce soir-là, chaque chambre est occupée. Pour vous aider, nous allons faire une petite illustration.

« 1 » représente le client numéro 1. « 2 » le client numéro 2, etc.

« [] » représente une chambre vide, et « [6] » représente une chambre avec le client numéro 6. Il ne peut que y avoir un seul client par chambre, donc [15] signifie une chambre occupée par le client numéro 15, pas un concubinage du client numéro 1 et du client numéro 5.

Imaginons que l’hôtel soit un seul couloir, infiniment long.

Voici donc l’hôtel vide :

[] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] [] …

Voici l’hôtel le jour où il est plein (il y a donc une infinité de clients) :

[1]  [2]  [3]  [4]  [5]  [6]  [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] [17] [18] …

Si l’hôtelier veut héberger un nouveau client, il doit lui trouver une chambre de libre. Comme l’hôtel a un nombre infini de chambre, il demande à chaque client déjà dans une chambre de décaler d’une chambre vers la droite :

[]  [1]  [2]  [3]  [4]  [5]  [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] [17] …

Tout le monde a donc une chambre (chaque client n a pris la place du client n+1), et la 1ère chambre du couloir est dorénavant vide !

Cet hôtel incroyable ne s’arrête pas là. Nous l’avons fait pour un client, mais en réalité, si l’hôtelier voulait caser 2 nouveaux clients, et lui suffirait de demander à chaque client n de se décaler de deux chambres vers la droite, c’est à dire de prendre la place du client n+2. Vous avez peut-être deviné la suite du paradoxe : un hôtel infini qui est au complet peut toujours accueillir un nombre infini de nouveaux clients ! Remarquable !

Le dernier paradoxe dont je vais vous parler, appelé paradoxe de Banach-Tarski, est certainement le plus étonnant (et le plus compliqué !). Le voici, dans toute sa beauté :

Il existe une manière de couper une boule (de l’espace  en un nombre fini de morceaux et de réassembler ces morceaux pour former deux boules identiques à la première.

Si déjà cet énoncé déjoue votre intuition, en voici le coup de grâce :

screen-shot-2016-12-15-at-10-59-22-pm

Évidemment, si l’on peut le faire une fois, on peut le faire infiniment. C’est la raison pour laquelle ce paradoxe s’appelle parfois le paradoxe du petit pois et du soleil.

La preuve de ce paradoxe, apportée par Alfred Tarski et Stefan Banach en 1924, est compliquée ; il est certainement impossible de résumer la preuve en quelques lignes. Je vais essayer de vous donner les grandes lignes. Evidemment, pleins de détails sont omis, une vraie preuve fait au moins 4 pages pleines !

Pendant que vous lisez cette preuve, rappellez vous ce que l’on essaye de prouver : que l’on peut découper une sphère d’une certaine manière telle que, rassemblé, ce découpage devienne deux sphères identiques à celle du début.

Imaginez une boule en 3D. C’est celle-ci que l’on va découper et recoller en deux sphères identiques. Nous allons la découper en 5 « morceaux », mais chacun des « morceaux » est assez compliqué. Nous allons d’abord construire les 4 premiers « morceaux », étape par étape.

screen-shot-2016-12-15-at-10-59-22-pm

1ère Étape : Déplacements de points

Mettez un point noir n’importe où sur la sphère. Nous allons suivre le « parcours » de ce point noir quand nous le déplaçons ce point :

  • Appelons le déplacement qui correspond à « un pas vers le haut »
  • Appelons b le déplacement qui correspond à « un pas vers le bas »
  • Appelons d le déplacement qui correspond à « un pas vers la droite »
  • Appelons g le déplacement qui correspond à « un pas vers la gauche »

Ainsi, sur la sphère ci-dessus, le point rouge correspond au déplacement h d’un pas vers le haut. Imaginons un point au-dessus du point rouge, toujours sur cette ligne verticale. Ce point-là correspond au déplacement hh, d’un pas vers le haut suivi d’un autre pas vers le haut. De manière générale, si l’on part du point noir, coller les lettres h, b, d, g déplace le point noir. Voyons quelques propriétés des déplacements h, b, d, g.

Partez du point noir. Faites le déplacement d. Vous êtes donc sur le point vert. Si vous faites maintenant le déplacement g, vous vous retrouvez sur le point noir. Ainsi, le déplacement dg « droite gauche » est le même que de ne pas bouger. C’est également le cas pour le déplacement hb « haut bas », qui vous fait revenir au point de départ. Remarquez que les déplacements hg et gh n’atteignent pas le même point.

2ème Étape : Découpage de la sphère.

Vous l’avez peut-être deviné, nous allons couper la sphère en utilisant les déplacements h, b, d, g. Mais comment exactement ?

Imaginez tous les points qui sont atteints par les déplacements h, b, g, d du premier point noir. Pour décrire ces points, on peut donner le chemin qu’il faut faire pour les atteindre. Par exemple, le point rouge peut être décrit comme le point h en partant du point noir.

Nous allons créer quatre ensembles :

  • Ensemble de tous les points dont le chemin fait pour les atteindre termine par un pas vers le On peut colorier tous ces points en rouge sur la sphère.
  • Ensemble de tous les points dont le chemin fait pour les atteindre termine par un pas vers le On peut colorier tous ces points en jaune sur la sphère.
  • Ensemble de tous les points dont le chemin fait pour les atteindre termine par un pas vers la On peut colorier tous ces points en bleu sur la sphère.
  • Ensemble de tous les points dont le chemin fait pour les atteindre termine par un pas vers la On peut colorier tous ces points en vert sur la sphère.

Ainsi, le point h appartient à l’ensemble , au même titre que les points ghhdh, ddbbgh, bbbgh, etc. (toute combinaison de g,d,h,b terminant par un h).

Si un point est atteint par un déplacement qui termine par un pas h vers le haut, alors il n’est pas atteignable par un déplacement qui termine par les pas b, g, d : les ensembles  sont tous différents !

Si un point n’est pas atteignable par une combinaison de déplacements, alors il est sans couleur, et on met ce point dans un dernier ensemble, qu’on appellera l’ensemble S.

En gros, chaque point sur la sphère est soit bleu, rouge, jaune, vert, ou alors sans couleur.

Vous ne l’avez peut-être pas remarqué, mais nous avons (dans ses grandes lignes), découpé la sphère en 5 ensembles de points :

Sphère =  ( veut dire « union » des ensembles).

3ème Étape : Recollage « magique »

Si vous avez réussi à suivre l’étape 2, vous y êtes presque !

Imaginez la sphère  (avec pleins de trous !) qui correspond à tous les points en rouge, c’est-à-dire ceux qui sont atteint en se déplaçant du point noir et en terminant par un pas vers le haut. Que se passe-t-il si, pour tous ces points, on recule d’un pas ? C’est-à-dire que l’on annule le dernier pas vers le haut pour tous les points dans ?

Quelques exemples de points dans aideront :

  • gbddh
  • ddddhgbbgh
  • gghh, etc

 

Ces trois exemples vous aideront peut-être à voir que  correspond à tous les points qui terminent par un pas vers la droite, à gauche ou en bas! En enlevant le dernier pas à tous les elements dans  (en tournant  vers le bas d’un pas), nous avons « récuperé » 3 ensembles ! ( ?)

Ce procédé peut être répété (avec quelques subtilités) pour dupliquer la sphère. Cela nous donnera deux sphères identiques à la première, et le paradoxe sera prouvé. Bon courage si vous voulez rentrer dans les détails.

Bien évidemment, il existe beaucoup d’autres paradoxes mathématiques, à commencer avec l’incroyable découverte, au XXème siècle, de l’inversion de la sphère. Vous avez maintenant toutes les cartes en main pour impressionner votre famille pour le dîner de Noël.

[1] 1862-1943 : L’un des plus grand mathématiciens allemands du XXème siècle

Sources de la photo de couverture :  http://azagzoug.kau.edu.sa/