La presse au banc des accusés

Par Joséphine Corre

Le 17 novembre, lors du troisième débat de la primaire de la droite et du centre, Nicolas Sarkozy s’exclame « Quelle indignité. […] Ce n’est pas l’idée que je me fais du service public » à David Pujadas ; le 22 novembre, lors d’un meeting de François Fillon, un homme frappe à coups de drapeau français – tout un symbole – un journaliste de l’émission Quotidien, Hugo Clément ; le 24 novembre, ultime débat de la primaire, Alexandra Bensaid est priée de garder ses « caricatures » pour elle ; le 25 novembre,  François Fillon, invité de la matinale de RTL, s’adresse à Elizabeth Martichoux : « Le tribunal de l’Inquisition, ça suffit ! ». Le journaliste : nouveau bouc-émissaire ou objet de plaintes justifiées ? Les attaques à leur encontre se multiplient, d’une part par les hommes politiques, adeptes de cette méthode pour dévier leurs questions, et d’autre part par le public qui manifeste sa défiance, peut-être légitime, vis-à-vis des médias d’aujourd’hui.

Le journalisme traverse une crise de légitimité. Les médias sont aujourd’hui victimes d’un amalgame promu par certains hommes politiques : la fameuse chaîne bobos-médias – « bien-pensance » – de l’élite intellectuelle ou encore de l’« establishment ». Dans la bouche d’un énarque sur le plateau d’une matinale, cela sonne bien faux… Cet ‘Axe du Mal’, fondé sur un enchaînement simpliste de mots valises, adoubé par une partie de l’opinion publique, sert d’argument irrévocable pour les hommes politiques. Et cela fonctionne. Du moins, c’est ce que semble impliquer le succès de ces affirmations péremptoires.

Et pourtant le journaliste politique se doit d’éclairer, de créer des liens, de mettre en perspective, de déceler les failles des politiques, défier leurs programmes et dénoncer les propositions utopiques ou impossibles, et cela quel que soit le bord politique. Certes, la majorité des journalistes appartiennent à l’« élite intellectuelle ». Mais qui d’autre pour faire cela ? Les journalistes ne sont pas des délégués de chacune des catégories sociales mais bien leurs médiateurs. On ne peut plus demander à des experts de l’information d’être les représentants de la classe ouvrière ou encore de cette catégorie en vogue – encore un mot-valise ! – des « déclassés ». On ne peut leur reprocher d’essayer de décrypter un monde dans lequel ils ne vivent pas. C’est leur rôle après tout. Il s’agit malheureusement du résultat d’un phénomène de gentrification, c’est-à-dire d’embourgeoisement, du métier de journaliste dans les années 1990. Auparavant représentatif de toutes les catégories sociales, il est aujourd’hui réservé aux milieux aisés. Ancien rédacteur en chef de l’Humanité, André Stil était l’une des figures journalistiques issues d’un milieu ouvrier. A partir de ce moment-là, l’écart entre les classes moyennes et les médias se creuse et signe son manque de représentativité. Et c’est là tout le paradoxe du journalisme qui sert de vitrine des mécontentements de tel ou tel groupe, sans pour autant en faire partie intégrante. Certains y voient le fossé entre des individus, ces individus qui ont voté pour le Brexit, pour Trump, ceux qui succombent au « media-bashing », et les relais d’information. Il est urgent de rendre son statut d’intermédiaire au journaliste, il est urgent de rendre plus proche les médias de cette population dite « délaissée ». Mais le succès des discours anti-médias, le dénigrement du métier de journaliste, vous savez « celui qui est au service du pouvoir », « corrompu », laisse penser qu’il est trop tard.

Mais la crise est multiple. La perte de confiance dans les médias résulte de cette déconnexion entre les journalistes et ses lecteurs mais aussi de la concentration massive des médias dans des groupes industriels ces dernières années. Le sondage TNS-Sofres[i] pour La Croix indique qu’en 2016 environ 50% des sondés seulement estiment crédibles les informations délivrées par la radio, la presse et la télévision. Les chiffres sont en baisse constante. Et pour cause, la majorité des médias sont aujourd’hui détenus par des grands groupes comme Lagardère (Europe 1, Le Journal du Dimanche), Dassault(Le Figaro), Bouygues (groupe TF1), Vivendi (groupe Canal+) ou encore Altice dirigé par Patrick Drahi qui détient des journaux tel Libération ou L’Express. L’indépendance du quotidien Le Monde subsiste jusqu’en 2010 puis il est racheté par les hommes d’affaires Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Pierre Bergé. Le risque est grand : manque de pluralisme, soumission aux patrons de ces groupes, unification des lignes éditoriales… Mais il y va de la survie économique de la presse, également concurrencée par les journaux gratuits. En 2014, Libération évite le dépôt de bilan grâce à son rachat par Bruno Ledoux et Patrick Drahi. L’International New York Times, lui, n’y échappera pas : le 10 octobre dernier, la rédaction parisienne ferme pour des raisons financières après 129 ans d’exercice. 64% des sondés pour le sondage TNS-Sofres estiment que les journalistes sont dépendants des pressions politiques et 58% pensent qu’ils sont soumis à des pressions financières.

Aussi, pour des raisons économiques et pour le maintien d’une reconnaissance, des journalistes se voient dans l’obligation de suivre la ligne politique majoritaire, ne pouvant s’imposer autrement. Pendant la campagne pour ou contre le Brexit, la majorité des médias britanniques soutenaient le vote ‘Leave’, en particulier les tabloïds comme ‘The Sun’, ‘The Daily Mail’. Le succès d’une presse de moins bonne qualité, la plus achetée en Angleterre, est révélateur d’un rejet des médias compétents, jugés inaccessibles ou complices du pouvoir. Alors, se sentant minoritaires, les journalistes en faveur du ‘Remain’ n’ont pas suffisamment fait entendre leurs voix. De l’autre côté de la Manche, le groupe Canal+ semble le plus touché par ce phénomène : grève d’une longueur inédite à i-Télé ou encore censure de documentaires sur Canal+ (sur le Crédit Mutuel notamment). Son dirigeant, Vincent Bolloré, menace la liberté d’expression au sein du groupe. Cet exemple n’est cependant pas représentatif du comportement de tous les géants industriels du secteur : la majorité des journalistes demeurent indépendants.

A titre d’exemple, dans le groupe Le Monde, la société des rédacteurs n’est pas majoritaire (environ 30% des actions) mais est dotée d’un droit de veto pour les décisions majeures.

En fait, plutôt qu’un manque d’indépendance, c’est la progression de l’autocensure journalistique qui inquiète. Julia Cagé[ii], professeure d’économie à Sciences Po Paris, insiste sur le remplacement des médias, suspectés de connivence avec le pouvoir par l’opinion publique, par les réseaux sociaux. La multiplicité de l’information favorise la mise en concurrence des titres. Certains médias s’adonnent alors à la ‘théâtralisation’ de l’information afin de créer le ‘buzz’, d’obtenir des ‘scoops’ pour gagner en popularité. En cela, ils jouent le jeu des réseaux sociaux. Chacun peut désormais s’autoproclamer ‘journaliste’ sans pourtant en avoir les aptitudes. Il ne s’agit pas d’empêcher qui que soit de s’exprimer mais de distinguer la valeur de l’information et d’établir une hiérarchie. Internet et ses multiples sources d’information, les publications partiales ou encore l’ « infotainment » (des émissions comme Quotidien) n’ont pas vocation à remplacer les titres quotidiens mais à les seconder dans cette hiérarchie. Mais la presse traditionnelle perd de son influence sur ses lecteurs : l’échec de la diabolisation du Front National dans celle-ci semble en être un exemple probant. Sur les réseaux sociaux et les ‘blogs’, l’information est parasitée par l’opinion. Aux yeux du public, pourtant, ils ne semblent pas plus subjectifs que la presse au vu de son manque de crédibilité. Et les informations relayées par les proches semblent alors plus légitimes. Voilà le danger. Julia Cagé suggère donc de revenir au modèle du Monde avant 2010, soit il y a six ans seulement, articulé autour d’une société des lecteurs et d’une société des rédacteurs. Pour se faire, les hommes politiques doivent intervenir, par le biais d’une législation, d’un soutien financier alternatif, avec un discours positif, et tenir bon face à ces patrons industriels. Cela semble toutefois utopique puisque campagne présidentielle oblige, se mettre à dos ces hommes relèverait de l’autoflagellation.

Le devoir est commun. Les journalistes ont pour tâche de s’imposer, éviter la tentation du ‘buzz’, rendre leur travail plus transparent aux yeux du public sans hésiter à prendre le contrepied des lignes accoutumées. Enfin, les citoyens devraient veiller à leur propre indépendance pour ne pas céder aux idées mainstream de rejet des médias, afin de permettre aux journalistes de retrouver leur crédibilité. N’oublions pas que, comme toute entreprise, ils répondent à une demande. La relation du journaliste au public mérite d’être redéfinie pour que chacun des partis soit ‘acteur’ sur le marché de l’information.[iii] Il est entre les mains du public de défier une nouvelle fois les sondages, pourquoi pas celui de TNS Sofres pour La Croix ! Oui, les médias sont parfois aveuglés, mais cessons de les accuser de tous les vices. Cessons de les blâmer puisqu’ils sont les outils de la démocratie, de l’expression des inquiétudes de l’opinion. Apprenons de la situation en Hongrie ou en Turquie pour ne pas suivre cette voie dans laquelle nous sommes tentés de nous engouffrer.

Source de la photo de couverture : Europeana Newspapers, « J’accuse ! Lettre au Président de la République. Zola, Emile. L’Aurore, 13 Janvier 1808.

[i] http://www.tns-sofres.com/publications/barometre-2016-de-confiance-des-francais-dans-les-media

[ii] Sauver les médias, Julia Cagé (2015).

[iii] Principes du journalisme, Bill Kovach et Tom Rosenstiel (2004).