Par Aurélien Kong
Le débat autour de la place des voitures dans nos villes a pris beaucoup d’ampleur au cours des dernières années. Pour lutter contre la pollution et réconcilier les piétons avec leur espace public, de plus en plus de municipalités tentent de mettre fin au règne des voitures sur nos rues. Le sujet agite l’opinion, avec d’un côté les automobilistes fâchés de voir leur droit à la voiture bafoué et leur temps de parcours s’allonger, et de l’autre les partisans de villes apaisées, débarrassées du trafic automobile et rendues aux piétons et cyclistes. À Londres, les autorités affichent une politique de lutte contre le trafic automobile, et ciblent tout particulièrement les véhicules les plus polluants. Des mesures ont déjà été appliquées, d’autres sont à venir, mais sont-elles suffisantes pour résoudre le problème ?
Au milieu du siècle dernier, alors que de nombreuses agglomérations se dotaient de voies rapides, périphériques et autres rocades pour faire face à l’explosion du nombre d’automobilistes, Londres préféra se démarquer en n’adaptant son infrastructure qu’au minimum. Il en résulta une autoroute M25 qui ceinture la ville à près de 40 km du centre, et des grands axes venus de province qui gardent tout autant leurs distances, obligeant les automobilistes à poursuivre leur trajet sur des routes à 50 voire 30 km/h bardées de feux rouges.
En réalité, les urbanistes des années soixante avaient prévu pour la ville un réseau de voies rapides et de quatre anneaux concentriques (les « Ringways ») comparables aux trois contournements de Paris (le boulevard périphérique, l’A86 et la Francilienne). Mais le projet suscita une vive opposition de la part des habitants, qui craignaient de voir leurs quartiers sacrifiés et fracturés par des autoroutes. Le mouvement « Homes before roads » vint à bout de ce plan et mit fin aux travaux, qui venaient à peine de commencer [1]. Aujourd’hui il ne reste des « Ringways » que la M25 et quelques tronçons, notamment la Westway au nord de Paddington et Notting Hill.
La Ringway 1 aurait été à Londres ce que le boulevard périphérique est à Paris [15]
Pour autant, cette situation n’a pas particulièrement dissuadé les automobilistes d’envahir les étroites rues de la capitale. La circulation y est devenue aussi compliquée que dans les autres grandes villes, et le réseau frôle la saturation. La municipalité et la régie des transports de Londres (la TfL), qui gèrent conjointement les routes de la ville, ont très vite investi dans l’amélioration des conditions de circulation. Cela passe notamment par des campagnes de prévention et d’information des usagers, mais aussi par des systèmes de capteurs et de feux intelligents conçus pour fluidifier les intersections. En 2012, la TfL estimait ainsi que ces systèmes avait aidé à réduire les délais d’attente aux carrefours de 12% en moyenne [2].
Une autre mesure phare fut la mise en place en 2003 d’une zone de péage urbain (la Congestion Charge Zone), dans laquelle les automobilistes ne peuvent circuler en semaine que s’ils s’acquittent d’une certaine somme (£11.50 par jour en 2016, £1.15 pour les personnes habitant à l’intérieur de la zone). Dans un rapport publié en 2013, la TfL estimait que la Congestion Charge avait permis en dix ans une diminution de 10% en moyenne du trafic dans le centre de Londres [3].
La Congestion Charge Zone recouvre le centre-ville de Londres [16]
La portée de la Congestion Charge, parfois brandie comme un exemple à suivre en matière de politique urbaine, reste néanmoins limitée. Son pouvoir dissuasif est indéniable, mais elle ne permet de filtrer qu’une petite partie du trafic total. En effet, certains conducteurs ne sont pas intimidés par le montant de la taxe, notamment ceux qui habitent à l’intérieur de la zone et bénéficient de la réduction de 90%. Ici, le principe du pollueur-payeur accentue la frontière entre centre-ville et banlieue, et certains jugeront que la Congestion Charge en devient une mesure inégalitaire permettant aux conducteurs plus aisés de continuer à rouler. Par ailleurs, malgré la baisse observée du nombre de voitures entrant dans la zone, la vitesse moyenne des véhicules y circulant a également chuté ces dernières années pour atteindre un maigre 10 km/h [4].
Le système est tout de même mis à profit pour lutter indirectement contre la pollution, puisque les véhicules peu polluants (électriques et hybrides) sont exemptés du paiement de la taxe. Par ailleurs, pour lutter plus spécifiquement contre la pollution de l’air, l’ensemble du Grand Londres est devenu en 2008 une zone à faibles émissions (Low Emission Zone) visant à décourager les poids-lourds les plus polluants d’entrer dans la ville. La mairie prévoit même de consolider le programme en faisant du centre une Ultra-Low Emission Zone : à partir de 2020, les véhicules les plus polluants (notamment ceux circulant au diesel) devront payer une taxe supplémentaire pour pouvoir y circuler [5].
La TfL utilise la lecture automatique des plaques minéralogiques pour faire respecter la Congestion Charge Zone et la Low Emission Zone [17]
En parallèle, ces dernières années ont vu la ville mettre aux normes son parc de bus, en introduisant des véhicules hybrides et électriques, et même des bus à hydrogène aux sons étranges (ligne RV1 pour entendre ces bruitages de science-fiction). Les quelque vingt mille chauffeurs de taxi de la ville sont également encouragés à mettre aux normes leurs véhicules dans les années à venir, s’ils souhaitent continuer à circuler dans la Ultra-Low Emission Zone [6].
De telles pratiques sont devenues monnaie courante en politique urbaine, mais force est de constater que les choix faits par la mairie de Londres sont plutôt consensuels. De nombreuses grandes villes ont une attitude plus agressive envers les automobilistes, puisqu’il est souvent question d’interdire purement et simplement la circulation des voitures les plus polluantes, voire même des voitures tout court. Un exemple récent est le plan antipollution de Paris, qui depuis le 1er juillet interdit aux voitures mises en circulation avant 1997 de circuler en semaine [7]. D’autres villes européennes telles Hambourg et Madrid souhaitent bannir les voitures de quartiers entiers, et Oslo envisage même de fermer son centre-ville à toutes les voitures d’ici 2019 [8][9].
Fin septembre dernier, alors que de nombreuses agglomérations célébraient la journée sans voiture en fermant leurs centres-villes aux véhicules à moteur, les Londoniens durent se contenter de la piétonisation d’un petit nombre de rues çà et là. La population semble pourtant plutôt favorable à ce genre d’initiatives : dans un récent sondage de YouGov, 63% des habitants interrogés auraient souhaité une journée sans voiture à Londres, et 58% aimeraient même voir l’évènement se répéter tous les mois [10].
Qu’on ne s’y méprenne pas, il y a bien remise en question de la place de la voiture à Londres. La diminution du trafic passe notamment par la réduction de l’espace qui lui est dédié. En effet, les urbanistes des années soixante pensaient augmenter la capacité du réseau à coups de sens-uniques et élargissements de chaussée, mais attiraient par la même occasion toujours plus de voitures. La tendance est maintenant inverse : pour décourager les automobilistes, les autorités leur confisquent des voies de circulation, des places de stationnement [11].
Ainsi, depuis plusieurs années, la ville transforme ses giratoires et grandes intersections pour les rendre plus praticables aux cyclistes et piétons, au détriment éventuel des voitures. Des endroits tels Elephant and Castle, Aldgate ou Old Street, longtemps asphyxiés par la circulation, sont au cœur de ce grand programme de redéveloppement [2] [12].
Euston Circus, à l’intersection de Euston Road, Tottenham Court Road et Hampstead Road, avant et après son redéveloppement en 2012 [18]
Les grands axes à sens unique redeviennent des double-sens et laissent souvent au passage une voie aux piétons et cyclistes. Près de UCL, Tottenham Court Road et Gower Street seront prochainement converties en double-sens dans le cadre d’un vaste plan de redéveloppement, et Tottenham Court Road sera réservée aux bus et vélos en semaine [13]. La construction des « autoroutes cyclables » (les « Cycle Superhighways ») rogne de nombreux autres grands axes, au grand dam des automobilistes.
La East-West Cycle Superhighway (à gauche sur l’image) a remplacé une voie de trafic sur le Victoria Embankment, ce qui cause régulièrement des bouchons [19]
Ces projets s’inscrivent indéniablement dans une politique de réduction du trafic automobile, mais ménagent les usagers qui en subissent les conséquences. Les lobbys de taxis, associations de commerçants et associations d’automobilistes sont très présents lors des phases de consultation du public, et gardent un poids important dans le débat. Il n’est donc pas encore question à Londres de mesure choc, comme la récente fermeture des voies sur berges à Paris. Mais la municipalité semble de plus en plus prompte à briser le consensus et avancer des propositions toujours plus audacieuses.
L’une des initiatives les plus « révolutionnaires » serait sans doute la piétonisation de Oxford Street, déjà en cours d’étude par la ville et la TfL et soutenue par le maire Sadiq Khan [14]. La rue emblématique du West End cumule les titres de voie commerçante la plus fréquentée et la plus polluée d’Europe, ce qui la place au cœur du débat. Sa piétonisation est longtemps restée au stade de fantasme, mais le blocage semble sur le point d’être levé. Les taxis font déjà part de leurs inquiétudes, tandis que la New West End Company, qui représente les commerçants du secteur, milite pour des journées sans voiture ponctuelles, et une simple diminution de 20% du nombre de bus empruntant Oxford Street [14].
Oxford Street a parfois été piétonnisée dans le passé, à l’occasion de journées VIP (Very Important Pedestrians) [20]
Il reste à voir si les autorités iront jusqu’au bout de leur projet, ou s’en tiendront au consensus actuellement en vigueur. En diluant leur politique anti-voiture, elles s’évitent des polémiques à l’image de celle qui a suivi la piétonisation des quais à Paris. Le débat s’inscrit aussi dans une problématique plus large de déplacements : l’offre actuelle en matière de transports en commun et de transports doux est-elle suffisante ? Le droit des piétons et cyclistes se voit accorder toujours plus d’importance, tandis que la TfL investit fortement dans la réfection de son réseau et la desserte des banlieues. En particulier, l’arrivée prochaine de Crossrail est un nouvel argument de poids dans le débat. Mais au final, c’est aux usagers qu’il reviendra de dessiner les rues de demain, en adaptant leur comportement et leur façon de se déplacer.
La pratique du vélo dans la capitale et les efforts menés par la municipalité pour l’encourager feront l’objet d’un prochain article de la série Mobilité à Londres.
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Pour aller plus loin
Vidéo humoristique racontant l’histoire des Ringways : https://www.youtube.com/watch?v=yUEHWhO_HdY
Émission de France Inter sur la place des voitures en France : https://www.franceinter.fr/emissions/le-telephone-sonne/le-telephone-sonne-21-septembre-2016
Article du Guardian (en anglais) recouvrant d’autres exemples à travers le monde: https://www.theguardian.com/cities/2015/apr/28/end-of-the-car-age-how-cities-outgrew-the-automobile
Références :
[1] http://www.cbrd.co.uk/articles/ringways/background/epilogue.shtml
[3] http://www.bbc.co.uk/news/uk-england-london-21451245
[4] https://www.ft.com/content/40774fc6-76b5-11e6-bf48-b372cdb1043a
[5] https://tfl.gov.uk/modes/driving/ultra-low-emission-zone
[8] http://www.citylab.com/cityfixer/2015/10/6-european-cities-with-plans-to-go-car-free/411439/
[9] https://www.fastcoexist.com/3040634/7-cities-that-are-starting-to-go-car-free
[10] https://yougov.co.uk/news/2015/10/20/londoners-monthly-car-free-day/
[11] http://www.bettertransport.org.uk/roads-nowhere/induced-traffic
[12] https://tfl.gov.uk/campaign/our-plan-for-londons-roads?intcmp=23082
[13] http://www.bbc.co.uk/news/uk-england-london-30947651
Crédits images
Photo de couverture : Luke MacGregor pour Reuters
[15] DavidCane pour Wikipédia
[16] Site de la TfL
[17] Site de Promac
[18] Site de la TfL
[19] Photo de Rob Todd
[20] Photo de Lars Plougmann sur Flickr