Par Rita Bouziane
“Vous venez de Caen, votre père était prof’, votre mère directeur des collèges […] avez fait des études de management, je continue ou je suis entrain de fouttre en l’air votre carrière ?” Lors de son passage sur Salut les terriens en novembre 2015, Thierry Ardisson avait intelligement rappelé en introduisant Orelsan – le “Eminem du rap français” pour certain – quelles idées préconçues entouraient le monde du rap et l’identité et le vécu des rappeurs. Avec « Feu », Nekfeu a cassé tous les codes. C’est son premier projet solo qu’il a pris quatre ans à écrire. Cependant, « Feu » ne marque pas une rupture avec les groupes dont il fait encore partie – 1995 et S-Crew – ou encore moins le milieu du rap où il évolue depuis plusieurs années maintenant. Non, cet album est la résultante de son expérience qu’il a puisé dans la vie de tout les jours, mais aussi l’expérience des autres, et cela passe par son (E)entourage mais aussi celle des autres écrivains et artistes qui l’ont marqué. Aujourd’hui, Nekfeu n’est ni Ken Samaras, ni le Fennec ni Neklefeu. Il est la somme de tout cela. Il y a également un parallélisme pouvant être établit entre lui et les naturalistes du XIXème siècle. Zola en créant le naturalisme a donné naissance à un mouvement qu’il voulait au plus proche des réalités socio-économiques de son époque. Aujourd’hui, après quarante ans de mondialisation, l’écart entre le premier et le neuvième dicile de la société française n’a jamais été aussi énorme.
L’école de la battle :
“Le prochain en liste est mon pote, Bunny-Rabbit, […] c’est un génie je vous le dis, un p***** de génie ! Allez mon grand, tu as quarante-cinq secondes pour tout faire sauter” Voilà comment le personnage de Eminem dans le film biographique ‘8 Mile’ a été introduit après les premières minutes. Lumières tamisées, la foule – essentiellement masculine – est en folie et n’attends que d’être emportée par le prochain Maître de cérémonie (ou MC) qui va se présenter. Il s’agit bien d’une battle de rap, une joutte verbale ! Avant d’être en tête des classements et des ventes en France, Nekfeu s’est fait connaître à travers des ‘battles’ au Cabaret Sauvage à Paris; et très vite, il s’est démarqué par sa facilité à faire des rimes, la fréquence à laquelle il rap, sa manière à la fois de s’approprier et de contenir la foule.
En effet, la joute verbale dans le rap constitue une sorte de rituel mais surtout d’épreuve et d’affrontement orchestré et qui répond à des règles bien précises. Le journal Le Monde l’avait bien défini dans un article de Stéphanie Binet comme un “cercle pour les « b-boys » (« breakers boys »), danseurs hip-hop, où chaque mouvement est une réponse à celui de son adversaire ; la scène et le disque pour les rappeurs où seuls les ventes de disques et l’applaudimètre départagent les gagnants ; les murs pour les artistes graffeurs”. On a souvent tendance à reprocher aux rappeurs ce qui est interprété comme un côté pédant, une volonté de s’affirmer en gagnant, mais c’est faux. Dans un premier lieu, beaucoup ont utilisé le rap comme un ascenseur social – en vue du fait que le vrai est en panne – et reviennent de très loins. Mais surtout, l’affrontement fait partie intégrale de l’essence du rap dans le sens où c’est comme ça que le prétendant au titre tire le meilleur de lieu car il faut non-seulement avoir le sense du rythme, mais aussi de l’humour, de l’auto-dérision, et il faut savoir faire tout ça dans un laps de temps très limité. Fort ? Très fort.
Assez tribal tout cela, n’est-ce pas ? Oui, dans le sens où cet exercice a été introduit par le DJ Kool Herc, un Américain du Bronx (État de New York) d’origine jamaïcaine. C’est donc de la Jamaïque – rapport Le Monde – qu’il aurait importé le principe des “sound systems” nés dans les années 1970 où les DJ s’affrontaient à coups d’instrumentaux et de puissance d’enceintes. Encore une fois, la battle comme le rap en soi un cachet pluridisciplinaire qui rejoint l’identité du griot.
De Médan à Paris-Sud :
A la manière du naturaliste, le langage employé par Nekfeu représente la réalité telle qu’elle est. “Germinal, Oliver Twist ou Les Misérables ne sont pas nés de l’imagination des romanciers, pas plus que les lois interdisant le travail des enfants de moins de 8 ans dans les manufactures – en France en 1841 – ou de moins de 10 ans dans les mines – au Royaume-Uni en 1842”; c’est à Thomas Picketty que nous devons cette phrase parue dans “Le capital au XXIème siècle (Introduction, pp.24 – 25). A la manière des réalistes et des naturalistes, Nekfeu se veut observateur de la société et du comportement des hommes, dans la ligne de pensée des bahavioristes. Il le dit lui-même, “ma musique est sociologique […] elle parle de la vie avec tout ce que ça entraîne d’humain, les émotions.”
On retrouve également chez Nekfeu une volonté de sortir du cadre qu’on lui propose, de s’inventer de nouvelles possibilités, un nouveau modèle. Déjà, il a passé son baccalauréat en candidat libre, car même si il était un bon élève, le cadre scolaire ne lui suffisait pas comme outil de dépassement de soit; il a d’ailleurs fait la même chose avec les règles pré-établies dans le monde du rap. Nekfeu – à la manière du scientifique – est un homme libre car il cherche sans cesse de nouveaux modèles pour expliquer ou représenter le monde, ou du moins, poser les bases du problème et cette liberté d’imagination s’incarne dans la révolution qu’il a apportée dans le monde du rap français.
Nekfeu avait déclaré au Before sur Canal + le 08 Août 2015 que pour lui « le rap […] ça a toujours été ça, une culture varie, même si les langages varient c’est de la littérature à part entière. »
Beaucoup de critiques littéraires ont souvent reproché au rap le caractère cru de ces mots et la vulgarité de certains textes. Mais cette « poésie, cette forme de littérature » avait déclaré Nekfeu à Alexandre Lecharme pour Inside Cannes l’été dernier en parlant du rap, repose entièrement sur l’écriture et les textes. Un texte c’est un corpus de mots qui forment une langue. Si la langue est la nomenclature de la pensée, à trop la figer et en exclure les onomatopées, les anglicismes, le verlan et les gros mots, on fige les idées qui deviennent des stéréotypes inadaptés aux cas particuliers et des choses dont parle Nekfeu dans son album. Le langage artistique justement, est la pour créer et c’est en créant une forme de langage que l’on passe de la nature à la culture, ici la culture urbaine. En effet, la langue est le véhicule des croyances, des valeurs, des normes et de l’ensemble des traditions d’un groupe d’individus, d’un peuple. Alors, il est évident que dans l’album de Nekfeu et dans tout ce qu’il a pu produire avant, on trouve entre deux rimes multisyllabiques des gros mots, des mots plus soutenus, des tournures de phrases ou encore deux ou trois mots en arabe. C’est là toute sa richesse culturelle et celle de la culture urbaine dans laquelle il a bercé qui s’étend jusqu’à la littérature classique.
Nekfeu, les autres et nous-même :
Dans « Nique les clones Part II”, il va explicitement partir d’un constat celui qu’il “ne vois plus que des clones, ça a commencé à l’école À qui tu donnes de l’épaule pour t’en sortir ?”. Mais surtout, la deuxième parti du refrain – “Ici, tout l’monde joue des rôles en rêvant du million d’euros” renvoie à l’aliénation économique et le déterminisme et notre rapport au travail puisque d’un côté il est clair qu’il est différent, c’est un esprit libre, et de l’autre, le système crée un moule dont beaucoup prennent les formes et les contours; “De la primaire au lycée, déprimé, je me sentais prisonnier Parce que les professeurs voulaient toujours me noter”. Au fond, la vie est absurde – “l’Etat peut te piller ou t’épiller /Ton patron t’a jeté, tu galères pour t’acheter Les nouvelles paires en étant berné par les reportages télé.” – ; mais alors “Pourquoi mener sa vie comme un mouton” (Mon âme) ? En effet, si dans son album il pose des constats, il va très loin jusque dans les imbrication de l’aliénation dans notre vie quotidienne qui se traduit par une forme de solitude et de désespoire face à sa propre condition d’où un désisme car “Au fond du trou, à part le Ciel, tu veux qu’j’me tourne vers qui?” dans l’optique de “repartir à zéro comme un converti”. Aussi, on se rend très vite compte que nos rapports avec les gens sont faussés, car si tout le monde triche, sauf vous, “à la moindre dispute, ils [vous] oublieront”. Ce thème est surtout omniprésent dans “Risibles amour” car à force de porter des masques, nous devenons la même personne, le même cyborg, et cela, Nekfeu le relate quand il parle de sa relation aux femme qui lui donne l’impression au fond “d’avoir toujours été avec la même”.
Un autre aspect intéressant de l’aliénation chez Nekfeu est l’alliénation par le travail, car même si son métier de rappeur en est un, il est lié à la création, il vit de sa passion. Etymologie ‘tripalum’, le mot à l’origine de « travail » est un instrument de torture, que l’on retrouvait déjà comme un châtiment divin, une sorte de punition que l’on traîne le temps de son existence dans la mythologie et les textes bibliques. Fort heureusement, le travail n’est pas aussi contraignant et physiquement étreignant dans toutes les régions du monde ; cependant, il peut être pénible et nonstimulant d’où le fameux « métro-boulot-dodo » de Camus. On pense également aux métiers non choisis où la répétition des mêmes gestes est synonyme d’absence totale de créativité, de réflexion sur soi et donc de reconnaissance de soi à travers son travail. Le même constat peut être porté sur le monde de la bureaucratie. Enfin, un travail c’est un revenu et pour beaucoup, « leur âme est scellée par le sexe et les sommes […]Les faits, dur de payer l’aloyer quand le salaire est faible”; et l’absence de travail dans ce monde mène donc fatalement à une absence de reconnaissance et une absence d’existence. Karl Marx avait bien vu que la démocratie ne pouvait pas s’accomplir car elle était écrasée par les inégalités socio-économiques qui d’emblée ne placent pas les individus sur le même pied d’égalité; ou comme dirait Nekfeu “Quand tu n’as pas d’argent, dans ce monde, tu n’as pas d’adroit” [On verra] et malheureusement, la précarité fait que “se tailler les veines est devenu pour certains jeunes le seul moyen de se faire des grosses coupures” [Égérie].
Ce qui est aussi sûr c’est que Nekfeu est différent des gens dont il dénonce le comportement. Au-delà de l’égo-trip, il dénonce les vices du système qui font qu’on lui a fermé la porte au nez plusieurs fois d’où le fait qu’il crit haut et fort sa réussite et-ce dès le premier titre avec sa position de premier mais aussi à travers la femme dans égérie, qui dans ce cas précis est l’égérie du marque de luxe, dont elle est le symoble. D’où les fameux couplets où il décrit son ascension et donc sa capacité à passer d’une égérie à l’autre car « Je me répète, je n’ai pas de repère; Tu n’es pas la seule vraie perle de mon répertoire” et surtout, il a “monté ma propre marque”. La leçon qu’on en tire surtout, c’est qu’il ne faut pas céder à l’esprit grégaire et donc “à la pression du groupe” car sinon, on ne peut pas aller au dessus de soit et s’affirmer pour ensuite s’affirmer économiquement et socialement.
Parler c’est également agir, et l’engagement fait partie intégrante du rap; et de celui de Nekfeu. Outre sa performance aux Victoires de la Musique, l’engagement de Nekfeu se traduit par le regard qu’il porte sur la société et l’aliénation soit la liberté. Si Nekfeu s’affirme en Homme libre de par sa capacité à créer, il n’est aussi « pas politologue, je me dis que à ce que je vis » nous rapportait le Parisien le 12 juin 2015. En effet, dans tous les textes de son album, il dénonce l’aliénation, l’aliénation économique et le déterminisme. Si on en revient au titre de l’album – « Feu – le feu c’est quoi ? C’est celui qui brûle à l’entrée de la caverne, le feu des illusions, mais c’est aussi sa propre illusion à lui, sa singularité, son âme. En brisant les codes, il est comme les hommes imaginés par Platon qui arriveraient à se déchaîner.
Dans la continuité du rap :
Si aujourd’hui le rap a connu un véritable boom en matièred’audience, c’est bien la preuve de sa ‘popisation’ mais surtout, que cette forme d’écriture et de musique bien qu’elle soit bien ancrée dans l’histoire de la communauté afro-américaine, est ce qu’il y a de plus artistique dans le sens où elle évolue et est appropriable de tous. Si aujourd’hui quand beaucoup entendent le mot “rap” ils pensent à une série de clishés où des types se baladent, armes à la main accompagnée d’un cortège d’escortes en tenue légères, le tout vautré dans un manteau de fourrure, c’est qu’ils n’en sont restés qu’à deux ou trois vidéos visionnées sur Youtube.
En effet, ce qui est intéressant avec le rap c’est qu’il a évolué, depuis des milliers d’années où il est né en Afrique pour nous arriver aujourd’hui, mais ce qu’il faut en retenir et qui n’a pas réellement changé c’est les valeurs du groupe et la nécessité de mettre par écrit son vécu, ce qu’on retrouve chez Nekfeu tantôt quand il parle de ce qu’il a vu où de ce qu’il a appris de ses expériences et celles de ceux qu’il lit. Le rap c’est être au plus proche de sois même, et offrir ça à son publique, mais surtout, c’est être vrai.
Quand le rap est né avant le rap, c’était au beau milieu de l’Afrique de l’ouest, quand en dessous d’un arbre un griot s’est installé, instrument à la main. Ils avaient d’ailleurs une fonction bien précises, celle de de conteurs mais surtout des gardiens de la mémoire de tous les membres de la société à laquelle ils appartenaient. Aujourd’hui encore, il est possible d’établir un parallélisme entre le rappeur moderne 2.0 et le griot car tous deux sont spectateurs mais pas de leur existence, ils sont spectateur de la vie des autres et transmettent ces expériences et les jugements à en tirer. Quand vous lisez un texte de rap, de slam ou écoutez un rappeur se produire, les références sont multiples : du contexte politique actuel – le fameux “Prenez Marine Le Pen et rendez-nous Moussa” de Nekfeu aux Victoires de la Musique 2016 – mais également économique et social. Comme l’a dit Nekfeu lui-même, “je suis un sociologue ».
Nekfeu signe son grand retour et à réussi à matérialiser ce qu’il dans son album : un homme libre mais libre ne veut pas dire celui qui ne travail pas. On y retrouve ses influences musicales, littéraire, l’esprit d’1995 et de S-Crew; c’est aussi un album qui est naît après qu’il en ai mis deux à la poubelle car il voulait faire quelque chose de plus construit. En effet, le collectif est important pour lui, il avait déclaré à Cannes être « un soldat, je me bas pour mes gars » avec qui il est encore dans les deux groupes cités ci-avant. Ici, Nekfeu fait l’apologie du dépassement de lui-même et du dépassement de soi. « Le bonheur n’est pas subit, mais crée » disait Alain. Si l’art tend à être définit par laconformité à des règles, Nekfeu s’inscrit dans cette lignée d’artistes qui suivent une certaine méthode préétablie – il fait du rap, il « a braqué l’industrie comme les Daft Punk – mais le tout en exprimant sa subjectivité, sa créativité. Mais qui est-il vraiment ? Comme Andy Kauffman et Broly de Dragon Ball Z qu’il citait dans « Feu », il est vrai, entier double et constamment à la recherche de soit d’où l’impossibilité de lui coller une étiquette, à lui ou aux deux autres. Quand au mot de la fin, il semble évident qu’il revienne à Nekfeu car voyez-vous, « l’image qu’ils ont du rap, nous on va changer ça.. ».