Par Paul le Gloan
« I’m so far ahead of my time, I got people five years from now pressin’ rewind. » Kendrick Lamar a 17 ans, la voix nasillarde, sa casquette plantée par dessus la capuche de son sweatshirt, et il déclame des freestyles avec ses potes dans un parc de la banlieue de Los Angeles. 11 ans plus tard, le jeune rappeur originaire de Compton en Californie sort son 3ème album, To Pimp a Butterfly, et rafle onze nominations aux Grammy Awards. Pour King Kendrick Lamar, que certains présentent déjà comme le meilleur artiste Américain de sa génération, l’année 2015 est une consécration.
Juillet 2015, après une série de morts liées à des violences policières, les rues bouillonnaient de colère et de frustration partout aux Etats Unis. Beaucoup de voix s’élèvent en soutien au mouvement « Black Lives Matter », mais la plupart sont individuelles. Pourtant à Cleveland, des centaines de manifestants chantent « Alright », rassemblés par la force pacifique et unificatrice du hit.
Kendrick a pris conscience de la force des mots, qu’ils sont ce que l’on laisse derrière soi, qu’ils doivent être dignes et vrais. Celui qui se faisait auparavant appeler « K Dot » signe ses textes de son vrai nom aujourd’hui, par humilité et intégrité. Section.80, son premier album, a cartonné et Kendrick joue, avec ses mots, le jeu du rappeur désabusé par son talent. En 2012, good kid, m.A.A.d city le propulse dans les rangs des grands MC, et il trouve sa niche en proposant des textes à la fois émouvants, contradictoires, et sans concession.
Avec cet album, il entreprend de raconter son histoire de façon presque cinématographique. Il parle avec candeur de la violence des gangs de Los Angeles, de ses propres tourments et de ceux des autres, de ses ambitions et échecs. Un des plus grands titres de l’album, « Sing About Me, I’m Dying of Thirst » suffit à lui seul à démontrer la force de son verbe. La richesse de la narration et des thèmes en font un « court métrage » musical et lyrique plein d’humanité.
Même si Kendrick Lamar s’est démarqué des autres rappeurs par sa candeur et les messages positifs qu’il cherche à véhiculer, il a souffert des jeux de l’industrie de la musique. Son hit « Swimming Pools (Drank) » est vite devenu un hymne du binge drinking alors qu’il représente exactement l’inverse : une dénonciation des travers de la boisson sociale. Musicalement, ses albums sont comme la plupart des albums de rap produits par une flopée de producteurs de renom, magiciens de beats accrocheurs tels que Hit Boy, Just Blaze ou Sounwave, tant et si bien qu’ils sonnent tous plus ou moins pareil.
Avec To Pimp a Butterfly, Kendrick rend à la musique son importance, la rend aussi riche est complexe que ses textes, et achève son projet artistique aussi bien sur le plan lyrique que musical. Pour cela, il s’entoure de grands pionniers du jazz, du hip hop et d’ électronique qui se chargent de l’écriture de l’album. On retrouve donc de grands noms de musiciens comme Flying Lotus, Robert Glasper, Kamasi Washington, Thundercat, Bilal et Dr Dre. Les titres sont travaillés, inattendus, et tous arborent les couleurs singulières des artistes prodigieux qui les ont écrits.
Kendrick nous entraîne dans un voyage introspectif émouvant et révoltant à la fois. En plusieurs actes, il s’attaque à toutes sortes de sujets, souvent autobiographiques, parle de pression sociale; fait l’éloge et le procès de la communauté Noire Américaine sur « Complexion (A Zulu Love) » et « The Blacker the Berry »; explore la paranoïa, la haine et l’amour de soi et avec « u » et « i »; et s’interroge sur ce que l’on laisse derrière soi quand on quitte le monde dans la coda, « Mortal Man». Chaque écoute dévoile une autre facette de cet opus extraordinaire.
To Pimp a Butterfly a marqué tous les esprits en 2015. Kendrick Lamar a donné au rap, en tant que genre, ses lettres de noblesse. Que nous réserve-t-il pour 2016 ? Entre des collaborations avec orchestre, des performances live endiablées de jazz et de nouveaux morceaux (« Untitled 2 » sur The Late Show with Stephen Colbert), Kendrick a le goût de l’inattendu, ce qui fait notre plus grand plaisir. Le rappeur, qui sera honoré par le maire de Compton et recevra la clé symbolique sa ville natale, ne semble pas avoir prévu de se reposer sur ses lauriers.