Par Paul Le Gloan
Depuis sa création en 1865, ses planches ont vu défiler plus de musiciens et d’acteurs que toutes les salles de concert à Paris. La liste des artistes qui s’y sont produits doit être si longue, en vérité, qu’essayer de la dresser reviendrait presque à un travail de généalogie. Drôlement colorée, la salle du Bataclan est une perle baroque dans le beau Paris haussmannien, qui à défaut de mansardes et de toitures de zinc s’est fardée de rouge de jaune et de vert. A son entrée, cependant, c’est une terrasse de café qui trahit l’identité résolument parisienne du lieu.
Il est inutile de revenir sur le 13 Novembre car les circonstances tragiques qui entourent la mort des 89 fans des « Eagles of Death Metal » sont malheureusement connues du monde entier. Ce ne sont pas seulement les Français qui ont été blessés dans ces attentats, ce sont tous ceux qui auraient pu être au Bataclan, ceux que la musique apaise, rend heureux, tristes, ou tout simplement moins seuls.
La musique a une force extraordinaire. Elle transporte en elle ce petit concentré d’émotion sur lequel on n’arrive pas à mettre de mots, elle raconte mieux que quiconque nos chagrins d’amour (qui n’a pas pleuré sur « Ne Me Quitte Pas »?). Elle nous gonfle de confiance dans le métro avant le prochain exam, elle nous apaise quand l’angoisse nous envahit. Quelques notes, quelques mots, et elle nous bouleverse. Certains prétendent y être indifférents, mais comment les croire! Comme le dit élégamment Nietzsche, « sans musique la vie serait une erreur. »
Il y a beaucoup de choses qui nous ont été offertes sans que l’on eut osé les demander : la vie, la pensée, et vraisemblablement, la musique. Quelle chance d’avoir en nous quelque chose de si complexe! J’invite tous les neurologues de UCL à me donner tort, mais il semblerait que les causes de notre besoin existentiel de beauté nous soient encore absconses. Heureusement, pour apprécier quelques notes de piano, quelques harmonies, il suffit de tendre l’oreille et de les laisser faire.
Ecouter, c’est se souvenir. Au lendemain des attentats, on a chanté « Imagine », à quelques mètres du Bataclan et dans tout Paris. C’est un geste qui peut sembler futile; si peu face au deuil et à la mort… Si peu, certes, mais c’est associer à la pensée des disparus des souvenirs de calme et de communion, et remplacer le silence assourdissant de leur absence par une belle et simple chanson.
Il semblerait qu’être humain, c’est avoir la musique en soi, qu’on le veuille ou non. Toutes les civilisations des quatre coins du monde ont composé des mélodies pour rendre hommage au sacré, pour honorer, pour raconter et exprimer. Parfois, cette expression artistique se fait dans des formes si intimement différentes de celles que l’on connaît que l’on ne la comprend plus. Pourtant il ne suffit que de patience et d’attention pour traverser les barrières de la culture et du temps, se mettre réellement dans la peau des autres; voyager en somme.
Au Bataclan, et aux différents endroits qui ont été frappés par la terreur le vendredi 13 Novembre 2015, ce n’est pas notre civilisation que l’on a attaquée. Ce qu’on a attaqué, par une jalousie maladive, c’est le plaisir que nous prenons à nous retrouver pour profiter de petits moments de bonheur, de cafés et de « demis ». Ce sont les moments passés à se faire des amis d’un soir en dansant devant une scène, emporté par la musique. Ce sont ces choses que nous chérissons que l’on est venu nous arracher pour les remplacer par l’amertume, la peur et la tristesse.
Ne soyons pas naïfs : ce n’est pas la musique qui mettra un terme à la méchanceté des hommes. Ce qui peut lui faire obstacle, toutefois, c’est être à l’écoute, à l’affut des belles choses que le monde a à nous offrir. Ce qui peut l’arrêter, c’est partager des moments simples de bienveillance, de beauté et de curiosité. Alors en mémoire des victimes du Bataclan, des attentats de Paris et du terrorisme partout dans le monde, il nous faut vivre plus, avec plus de musique et plus d’amour.