La souplesse de l’esprit, l’habileté, le savoir-faire, la vision perspicace, l’art de gauchissement, les péripéties, les rebondissements…La créativité se matérialise à travers un faisceau de possibilités. D’où son essence capricieuse et splendide. Avec ses paroles transcendantes, elle nous sollicite, elle nous assouvit. Néanmoins, la mode est un dispositif ‘créatif’ à double tranchant. En promettant par avance une créativité constante au détriment de celle qui est intrinsèque et spontanée, la beauté de l’expression s’évanouit.
Les grandes marques nous font croire qu’elles sont intemporelles, en profitant de la convoitise et l’engouement de leur clientèle. En réalité, la plupart d’entre elles freine l’expression de la créativité en confectionnant des vêtements griffés, ce qui transforme la mode en sport d’élite. Les défilés de Ermenegildo Zegna et Zadig et Voltaire se déroulent toujours à guichets fermés avec un étalage d’oeuvres destinées à la haute couture. Malgré la compétence indéniable des couturiers,derrière ces objets extraordinaires se cache un manque de recherche et d’élaboration. Notamment, l’accueil critique mitigé qu’a reçu le défilé de Stephane Rolland en 2012 reflète un phénomène où l’esthétique d’un oeuvre dépasse sa signification entière. Lors de cet évènement vertigineux, la top-modèle Yasmine Le Bon déambula (ou plutôt se traîna littéralement à travers le podium) dans une robe écarlate de 110 livres. Deux ans plus tard, le styliste Gail Be a battu le record avec sa robe de 170 kilogrammes. Par conséquent il s’agit d’une concurrence entre les marques où ‘la grandeur’, ‘la taille’, ‘le poids’ sont les critères de comparaison principaux.
Tandis que Rolland prétend qu’il s’était inspiré de Michel Deverne, un sculpteur révolutionnaire, il néglige le vrai fonctionnement d‘une inspiration afin de se concentrer sur la valeur quantifiable de ses produits. Certes, l’atmosphère futuriste et ‘les cols asymétriques flottants’ de sa collection solaire sont étourdissants, mais quant à ce choix personnelle, Rolland n’a pas fait le moindre effort pour le justifier. Pourquoi le futurisme? Peut-être la minimalisation des couleurs soulève la crainte ou le courroux face à un avenir insaisissable? On ne saura jamais. Son ingéniosité est incontestable mais sans la capacité de parler éloquemment de l’originalité de son oeuvre comme un écrivain de son romain, le vêtement est privé de son essence.
En guise de conclusion, la ‘surmatérialisation’ déçoit. Alors que les grandes marques se bornent à l’extravagance, à Khinshasa les albinos défilent pour que les socialement exclus puissent faire valoir leur propre beauté[1]. En même temps, Uniqlo et son look androgyne vont au delà de la richesse matérielle, en suscitant une réflexion personnelle et culturelle. Dans ces cas-là, la créativité est un état d’esprit, comme il se doit. Néanmoins, dans l’environnement uniformisé de la haute couture, la créativité n’est qu’une étiquette qui s’efforce sans cesse d’être unique, en n’y parvenant jamais. Telle est la réalité de l’industrie de mode. Nous pillons, nous extrayons, nous imitons. Théoriquement nous ne volons jamais rien, mais en réalité, nous ne créons rien non plus. Et le pêché capital: on ne sait pas communiquer ni une cause importante ni une émotion puissante. Et certains se demandent encore, naïvement, pourquoi la mode est vue comme superficielle et prétentieuse…
[1] Bangré, Habibou, Le Monde (25.10.2015)
Author: Serena Chiang